Le dernier rapport de Terra Nova, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? » , analyse les mutations du paysage électoral depuis trente ans et s’interroge sur les stratégies à mener dans la perspective de 2012. En écho à un autre exercice de sociologie électorale, mené par Laurent Baumel et François Kalfon dans leur livre L’équation gagnante, il fait l’objet d’un débat politique bien légitime. Il a en revanche été violemment instrumentalisé à des fins politiciennes par le secrétaire général de l’UMP : Terra Nova proposerait rien moins que d’abandonner les classes populaires. Dans cette tribune publiée sur le site internet du Nouvel Observateur, Olivier Ferrand revient sur la polémique : qui défend vraiment les classes populaires ?
Terra Nova vient de publier un rapport de sociologie électorale, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », qui suscite un vif débat. Les interrogations qu’il soulève sur les mutations du paysage politique sont bien légitimes. Mais s’y est greffée une polémique politicienne, instrumentalisée par le secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé : Terra Nova proposerait de « dire adieu » aux classes populaires. Rien n’est plus faux.
D’abord, les milieux populaires n’ont pas abandonné la gauche.
Le rapport identifie le cœur électoral de la gauche aujourd’hui. Ce cœur électoral – c’est-à-dire l’électorat « naturel » de la gauche, celui qui vote le plus à gauche – est en apparence composite. Il réunit : les quartiers populaires (avec notamment la France de la diversité), qui votent à 80% à gauche en 2007 ; les jeunes (70%) ; et les femmes, historiquement conservatrices mais qui basculent aujourd’hui nettement à gauche (plus de 60% aux dernières élections régionales).
Cet électorat est plus unifié qu’il n’y paraît. Il réunit avant tout les outsiders de la société, ceux qui cherchent à y rentrer, notamment sur le marché du travail, mais n’y parviennent que difficilement. Ils ont du mal car ils sont la principale variable d’ajustement d’une société qui, face à la crise, sacrifie les nouveaux entrants. Ils ont besoin de l’aide de la puissance publique pour s’émanciper – les jeunes pour briser le plafond de verre qui les empêche d’accéder à un premier emploi stable, les femmes pour leur permettre d’articuler vie familiale et vie professionnelle, les quartiers populaires pour cesser d’être discriminés. Ils partagent également les mêmes valeurs culturelles, progressistes : solidarité, ouverture, tolérance.
Cette nouvelle gauche en émergence n’est pas propre à la France. Elle est la même que celle qui se dessine partout en Europe, mais aussi en Amérique du Nord. Elle a porté au pouvoir tant Barack Obama que Jose-Luis Zapatero.
Ce nouveau cœur électoral est composé en grande partie par des Français issus des milieux populaires : les habitants des quartiers populaires, les minorités, les jeunes déclassés, les mères célibataires en situation précaire… Il est donc absurde de dire que les milieux populaires ont abandonné la gauche : au contraire, ils sont toujours au cœur de son électorat naturel.
En revanche, le rapport de Terra Nova pointe une rupture électorale contemporaine : il n’y a plus de vote unifié de classe. Les classes populaires (ouvriers, employés) votaient hier massivement à gauche : 72% pour les ouvriers, au second tour de l’élection présidentielle de 1981. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les classes populaires sont désormais divisées sur les valeurs. La grille de lecture pertinente n’est plus les classes sociales mais la division outsiders – insiders. Il y a d’un côté les milieux populaires déclassés, victimes du précariat, du chômage, de l’exclusion, et souvent discriminés : ceux-là sont au cœur de l’électorat naturel de la gauche. Il y a de l’autre les milieux populaires intégrés, qui ont un emploi stable, en CDI, mais qui, travaillés par la crise, ont peur du déclassement et sont tentés par le repli identitaire. Une partie de ces travailleurs, qui il y a trente ans votait à gauche, singulièrement pour le parti communiste, a basculé vers le Front national.
Face à ce diagnostic, Terra Nova ne propose en aucun cas d’abandonner les milieux populaires.
Au contraire : le rapport insiste sur la nécessité pour la gauche de fédérer son électorat naturel. Pour des raisons de stratégie électorale : face au risque d’un nouveau 21 avril, la mobilisation de cet électorat au premier tour est cruciale. Et pour des raisons de fond : au cœur de cet électorat, il y a les milieux populaires déclassés, c’est-à-dire les Français les plus modestes, en situation la plus difficile.
C’est à la gauche de défendre ces Français, en butte à la vindicte populiste du FN et d’une UMP radicalisée. Sous les coups de boutoir du sarkozysme, le virus anti-assistanat a métastasé au sein de la société française. Les chômeurs sont devenus des « assistés », des « profiteurs », des « fraudeurs », à qui il est urgent de couper l’accès à l’Etat-providence. Dans cette logique néoconservatrice, les Français déclassés ne doivent pas être aidés car ils sont responsables de leur sort. De fait, la solidarité décline rapidement en France. Depuis dix ans, les minimas sociaux chutent : ils représentaient 50% du revenu médian il y a dix ans, ils n’en représentent plus que 40%. Laurent Wauquiez l’a à nouveau martelé cette semaine : 466 euros de RSA-socle pour survivre, c’est encore trop. Cette situation est spécifique à la France : les minimas sociaux en Europe atteignent en moyenne 60% du revenu médian, 75% dans les pays les plus solidaires – Allemagne, Pays-Bas, pays nordiques, Angleterre. On dit souvent que la France a l’Etat-providence le plus développé du monde. C’est vrai pour l’assurance : les Français qui travaillent et cotisent sont très bien protégés contre les risques de la vie. C’est faux pour la solidarité : nous avons les minimas sociaux parmi les plus bas d’Europe, et le gouvernement s’acharne à les rogner encore. La France cultive ainsi une exception délétère : paupériser les plus pauvres de ses concitoyens.
Ces milieux populaires déclassés sont aussi attaqués dans leur identité. Ce sont les « jeunes » fainéants, la « racaille » de banlieue… Et naturellement les Français d’immigration récente. A ceux-là, on fait comprendre qu’ils ne font pas partie de la communauté nationale. Que leur religion halogène n’a pas sa place dans la République. Que, tout simplement, ils ne devraient pas être là : « la France, tu l’aimes ou tu la quittes ».
Pour défendre cette France déclassée, la gauche doit faire campagne sur ses valeurs : au plan socioéconomique, la justice sociale et la solidarité, un Etat social fort et redistributif ; au plan culturel, une société ouverte et tolérante. En d’autres termes, elle doit combattre le populisme pied à pied, sur tous les fronts.
Le rapport de Terra Nova s’interroge ensuite sur l’élargissement de la base électorale de la gauche pour, au second tour,
réunir une majorité électorale. Le rapport décrit deux stratégies.
Première stratégie: un élargissement au sein des classes populaires, pour aller chercher les Français qui ont fui vers le
Front national. Ces classes populaires intégrées ont été, un temps, séduites par le discours de Nicolas Sarkozy, valorisant la « France qui se lève tôt » contre les « assistés ». Mais les
promesses électorales ont été trahies : leur pouvoir d’achat n’a pas progressé, leur quotidien s’est dégradé. Les efforts du gouvernement ne leur ont pas bénéficié : ils sont allés vers les
Français les plus aisés - 20 milliards d’euros par an d’avantages fiscaux accordés aux 5% des contribuables les plus riches par la droite au pouvoir. Et ces électeurs sont de nouveau tentés de
voter pour le Front national, qui se nourrit de leur peur du déclassement.
L’autre stratégie, complémentaire, est un élargissement au sein des classes moyennes, pour convaincre des professions intermédiaires de plus en plus attirées par les idées de la gauche.
Aucune des deux stratégies n’est aisée, aucune n’est fermée. C’est un débat que nous avons cherché à ouvrir, et auquel le livre de François Kalfon et Laurent Baumel, L’équation gagnante, fait écho. Nous ne prétendons pas donner une réponse univoque mais le défi est de taille : la gauche, depuis 1988, n’est jamais parvenue à rassembler une majorité de Français. Il revient naturellement aux partis et aux leaders politiques de s’en saisir et d’arbitrer, en fonction des valeurs et du projet qu’ils défendent.
A l’aune de cette analyse, on peut toujours polémiquer sur l’identité politique des vrais défenseurs des milieux populaires. Ce n’est clairement pas le sarkozysme, qui a violenté les uns avant des trahir les autres. Ce n’est pas non plus le Front national, qui veut conduire les travailleurs dans une impasse anti-humaniste. C’est, cela a été et cela sera toujours la gauche – à condition, toutefois, qu’elle ne renie pas ses valeurs.
Par Olivier Ferrand.