George Orwell avait fait de la langue anglaise son jardin. Il le soignait avec un soin amoureux, travaillant jusqu’à plus soif ses manuscrits, jamais réellement satisfait de ce qu’il écrivait. Tout au long de sa vie, il s’intéressera à la vie de cette langue qui était son moyen d’expression, celui qui lui permettait d’exprimer et de faire partager ses idées. Sa réflexion dépasse largement le seul cadre de la langue anglaise, et intéresse quiconque à vocation à écrire.
La série de posts sur « George Orwell »
- Une semaine avec George Orwell, journaliste
- Le voyage à Barnhill
- « Un pays a les journaux qu’il mérite »
- Le reporter de guerre
- Le critique de la critique
- La critique comme un art
George Orwell aurait été certainement accablé, lui qui aimait tant que les mots aient un sens précis, par la décision du gouvernement britannique d’introduire des « non mots » dans les tests de lecture destinés aux enfants de 6 ans. À eux de découvrir que koob ou zort n’ont aucun sens… Il aurait été aussi attentif à la lecture du court billet du blog des correcteurs du monde.fr sur le panurgisme lexical des médias, où ils relèvent quelques dérives dans l’emploi du vocabulaire: on « n’analyse plus » mais on « décrypte », on « décode »; « clôturer » se substitue à clore, finir, terminer, achever, arrêter; etc. Enfin, il se serait sans aucun doute régalé à suivre le fil Twitter @alertecliche, qui détecte les pires clichés publiés dans la presse française: « la croisée des chemins », « le vent en poupe », « le feu aux poudres »… et l’inévitable « cerise sur le gâteau ». Il y aurait trouvé un écho à ses réflexions.
Mais pour commencer, les six règles que George Orwell posa dans son essai La Politique et la langue anglaise, et qui servirent de guide de style aux journalistes de The Observer pendant un demi siècle:
- N’utilisez jamais une métaphore, une comparaison, ou toute figure de rhétorique que vous avez déjà lu à maintes reprises.
- N’utilisez jamais un mot long si un autre plus court peut faire l’affaire.
- S’il est possible de supprimer un mot n’hésitez jamais à le faire.
- N’utilisez jamais le mode passif si vous pouvez utiliser le mode actif.
- N’utilisez jamais une expression étrangère, un terme scientifique ou spécialisé si vous pouvez leur trouver un équivalent dans la langue de tous les jours.
- Enfreignez les règles ci-dessus plutôt que de commettre d’évidents barbarismes. (1)
Mais avant de faire sienne ces règles, et de les partager, avant de parfaire ce style limpide qui fait la force de ses essais, articles, critiques et romans, quel travail !
Au début pourtant tout était facile. Celui qui s’appelait encore Eric Blair, avait une facilité d’écriture naturelle. Dans Pourquoi j’écris, il raconte qu’adolescent, il écrivait « des vers d’occasion, des poésies semi-comiques que je troussais à une vitesse qui me paraît ahurissante aujourd’hui. » Il faisait aussi à cette époque ses premières armes dans le journalisme en participant à l’édition de journaux scolaires, mais précise-t-il lucide, « j’y apportais moins de soin que je ne le ferais aujourd’hui [en 1946] pour des travaux journalistiques de l’espèce la plus alimentaire. » (2)
Cela se corsa lorsqu’il revint de Birmanie, et voulut se frotter, au cours de l’hiver 1927-1928, à l’écriture romanesque. Il montre ses brouillons [ce qu'il fera très rarement par la suite] à Ruth Pitter, une connaissance de sa famille. Celle-ci est féroce pour le débutant, lorsqu’elle se remémore cette époque:
Je pense vraiment qu’il était particulièrement peu doué. Nous essayions de ne pas le décourager, mais devant certains des passages qu’il nous montrait nous avions du mal à ne pas rire aux larmes. (…) Il écrivait si mal. Il dut s’apprendre lui-même à écrire. Il ressemblait à un singe à qui l’on aurait donné un porte-plume. Un singe avec un porte-plume. Il devint un maître en anglais, mais ce fut à la force du poignet. (3)
On sait qu’il écrivit ensuite « beaucoup » lors de son séjour parisien, qui commença au printemps 1928 [il dura dix-huit mois], mais explique son biographe Bernard Crick, « il gagna très peu d’argent. Il vendit seulement quelques articles alimentaires à des journaux mineurs de Paris et Londres: il n’eut pas de chance avec ses écrits personnels, nouvelles et romans. » (4) George Orwell précise lui-même dans la préface de La Vache enragée [premier titre de Dans la dèche à Paris et à Londres] « qu’au cours de l’été de 1929, j’avais écris mes deux romans, que les éditeurs me laissèrent pour compte… » (5)
C’est en tout cas, à Paris, que paraîtra son premier article, La censure en Angleterre. Il sera publié dans Monde, un hebdomadaire communiste dirigé par Henri Barbusse. (6) S’il est difficile de connaître son style de l’époque, avec ce texte, puisque l’on n’en connaît que la version française, en revanche, son premier article en anglais Un journal à deux sous, paru dans G.K.’s Weekly, [voir, "Un pays a les journaux qu'il mérite"] attire les remarques suivantes de Bernard Crick:
Il est écrit dans un style vif et sur le ton de la conversation (…) L’usage savoureux de lieux communs comme « des moyens honnêtes ou malhonnêtes », « un grand flop » ou « pauvres bougres », l’ironie de la dernière phrase ["Même si cela ne fait aucun bien par ailleurs, les pauvres bougres de lecteurs auront au moins l'impression d'en avoir très exactement pour leur argent"], ou la pseudo-précision sont des traits récurrents de ses essais les plus célèbres. Sa première manière journalistique était plus proche du style de la maturité que ne l’étaient ses premiers romans. (7)
En recopiant Swift et Maugham, George Orwell s’efforce de trouver un style « sans adjectif »
Pour trouver son style, il va s’autoformer, comme le raconte un des ses amis Michael Sayers, qui assiste incrédule à la scène suivante, alors qu’il lui rend visite:
Il était assis à la table deux livres ouverts devant lui —Modeste proposition [A Modest Proposal] de Swift et Ashenden de Maugham. Il en lisait des passages, fermait les ouvrages et recopiait les passages de mémoire.
Sayers, intrigué, lui demande ce qu’il fait. George Orwell lui répond « qu’il essaie de trouver un style sans adjectif ». Plus tard, Sayers dira à quel point il était étonné qu’Orwell ait pris tant de peine: « J’ignorais qu’il soit possible à quelqu’un de s’autoformer à l’écriture; je pensais qu’on savait écrire ou qu’on ne le savait pas. En fait, il travaillait à cela. » (8)
Les progrès seront très rapides note un autre de ses biographes, Gordon Bowker: « Au fil des années 1930, son changement de style deviendra de plus en plus évident. Son recours à des latinismes et des références classiques disparaît, le langage coloré qu’il utilisait se dissout en une prose simple et claire. »
Il n’en reste pas moins, qu’il faut distinguer dans l’écriture de George Orwell entre les articles, ses essais et ses romans, non dans le résultat final qui est toujours extraordinairement fluide et construit, mais dans le travail de rédaction et l’énergie que cela lui demandait. Alors qu’il écrivait ses chroniques A ma guise, en demi heure, après en avoir mûri le ou les thèmes lors de discussions amicales dans la journée, ses essais, en particulier ceux sur la littérature [lire, Le critique comme un art], lui demandait un tout autre travail, en particulier de préparation. Quant à ses romans l’écriture en sera pour lui toujours une torture comme il l’avouera sur la fin de sa vie dans Pourquoi j’écris:
Écrire un livre est un combat effroyable et éreintant, une sorte de lutte contre un mal qui vous ronge. Nul ne se lancerait dans pareille entreprise s’il n’y était poussé par quelque démon auquel il ne peut résister, et qu’il ne peut comprendre. (9)
George Orwell reviendra à la fin de la guerre sur la question de l’écriture et de la qualité d’expression dans deux essais. Le premier, Le Peuple anglais, sera écrit en 1944 [mais il ne paraîtra qu'en 1947]; le second, La Politique et la langue anglaise sera publié en 1946. Tout deux annoncent, comme le signale Jean-Claude Michéa « directement l’appendice sur la Novlangue », publié dans 1984. (10) Mais signe que cette question le taraude, il l’abordera aussi à plusieurs reprises dans ses chroniques À ma guise.
La première série de réflexions est une extrême attention aux caractéristiques de la langue anglaise, à savoir « l’étendue de son vocabulaire et la simplicité de sa grammaire ». Cette simplicité grammaticale, il la détaille dans Le Peuple anglais: « La langue est presque totalement dépourvue de conjugaison », « La déclinaison des noms est une chose qui n’existe pas (…) ni d’ailleurs la distinction entre le genre masculin et féminin… ». Surtout, note-t-il, « l’évolution de l’usage va toujours dans le sens de la simplification, tant pour la grammaire que pour la syntaxe ». (11)
Mais cette simplicité à son revers: l’anglais est malléable, et de ce fait sujet à toutes les corruptions. Écrire revient dès lors à »lutter sans cesse contre l’approximation, contre l’obscurité, contre le leurre des adjectifs décoratifs, contre l’invasion des racines latines et grecques et, surtout, contre les expressions toutes faites et les métaphores éculées qui encombrent la langue. » (12)
« Des expressions assemblées comme les éléments d’un clapier préfabriqué »
Comme toutes les langues, l’anglais est soumis à ce que l’on pourrait appeler la « loi du jargon », qui fait que chaque profession, chaque catégorie emploie son vocabulaire propre. Mais la cible principale de George Orwell sera « l’anglais marxiste », où les mots perdent leur sens. Ce qu’il combat fait étrangement écho aux dérives que nous connaissons aujourd’hui. Par exemple écrit-il:
Bon nombre des expressions dont fait usage la littérature politique sont simplement des euphémismes ou des procédés réthoriques. « Liquider » par exemple (ou « éliminer ») est le terme poli pour « tuer », tandis que « réalisme » signifie en général « malhonnêteté ». (13)
Aujourd’hui, écrire « dommage collatéral » pour parler des victimes civiles d’un bombardement, revient à mettre ses pas dans ceux du très stalinien Daily Worker des années 1940-1950.
Il va dresser, dans La politique et la langue anglaise, une liste de ces tournures qui consistent « de moins en moins en mots choisis pour leur sens, et de plus en plus à des expressions assemblées comme les éléments d’un clapier préfabriqué » [les italiques sont de George Orwell]. Il va distinguer:
- les métaphores éculées [Dying metaphors]. « Une métaphore originale, souligne-t-il, soutient la pensée en évoquant une image visuelle, alors qu’une métaphore qui est techniquement ‘morte’ (exemple: une volonté de fer) a en fait régressé jusqu’à devenir une expression ordinaire et peut généralement être utilisée sans que le style perde de sa vigueur. » Il n’en reste pas à ces deux catégories. Il existe aussi, dit-il « un énorme stock de métaphores éculées, qui ont perdu tout pouvoir évocateur et qui sont utilisées pour la seule raison qu’elles évitent aux gens la peine d’inventer eux-mêmes des phrases ». Il en donne quelques exemples: chanter sur tous les tons, prendre fait et cause pour, passer sur le corps de, être au coude à coude avec, faire le jeu de, apporter de l’eau au moulin de, pêcher en eau trouble, à l’ordre du jour, talon d’Achille, chant du cygne, etc. Autant d’expressions utilisées, explique-t-il, « sans que l’on en connaisse la signification », ou qui « ont subi une distortion de leur sens initial ».
- les opérateurs, ou prothèses verbales [Operators or verbal false limbs]. Il s’agit de ces termes employés, qui « épargnent la peine de choisir les verbes ou les substantifs appropriés tout en agrémentant chaque phrase de syllabes supplémentaires qui lui donnent une apparence de symétrie. » C’est le cas par exemple, avec, rendre inopérant, militer contre, donner lieu à, prendre effet, faire l’affaire de, etc. Il ajoute « des conjonctions ou des prépositions simples sont remplacées par des expressions telles que: en ce qui concerne, eu égard à, le fait que, à force de, en vue de, dans l’intérêt de, dans l’hypothèse où. » Pour enfoncer le clou [j'ai un doute sur la qualité de cette métaphore, que j'utilise], il énumère ces « lieux communs sonores » qui sauvent les fins de phrases de la platitude: une évolution qu’il faut attendre dans un proche avenir, digne d’être examiné avec sérieux, conclu à la satisfaction générale, etc.
- le style prétentieux [Pretentious diction]. Il distingue plusieurs sous-catégories.
- Les termes utilisés pour « déguiser des réflexions banales et donner un air d’impartialité scientifique à des jugements partisans », comme phénomène, élément, objectif, fondamental, essentiel, déployer, exploiter, etc.
- les adjectifs utilisés « pour conférer quelque dignité aux sordides manœuvres de la politique internationale », comme marquant, épique, historique, inoubliable, triomphant, inexorable, véritable, etc.
- les mots archaïques « visant à glorifier la guerre », comme trône, bras armé, bouclier, botte, clairon, etc.
- les mots dénués de sens [Meaningless words]. Ils se trouvent, écrit-il, habituellement dans la critique artistique et littéraire, mais aussi dans le langage politique: « Il est presque universellement admis que traiter un pays de ‘démocratique‘ est un compliment: par conséquent, les défenseurs de n’importe quel type de régime déclarent qu’il s’agit d’une démocratie, et craignent qu’il leur faille abandonner ce terme s’il était doté d’une signification précise. » (14)
« Tant que je demeurerai en vie, je serais attentif aux problèmes stylistiques de la prose »
Mais l’affaiblissement de la langue ne se traduit pas seulement par l’apparition d’un vocabulaire « mutant », il se traduit aussi dans la construction de la phrase. Pour illustrer son propos, il sert d’un verset de l’Ecclésiaste dont il donne d’abord la version originale:
J’ai tourné mes pensées ailleurs, et j’ai vu que sous le soleil le prix de la course n’est point pour ceux qui sont les plus vites, ni la guerre pour les plus vaillants, ni le pain pour les plus sages, ni les richesses pour les plus habiles, ni la faveur pour les meilleurs ouvriers; mais tout se fait par rencontre et par l’aventure » (15)
avant de le traduire en « langue moderne »:
L’examen objectif des phénomènes contemporains impose de conclure que la réussite ou l’échec dans des activités concurrentielles ne révèlent aucune tendance à présenter une corrélation avec les capacités innées, mais qu’il faut invariablement prendre en compte une part considérable d’impondérables. (16)
Il remarque que la seconde version « ne contient pas une seule expression vivante qui retienne l’attention » et « elle ne donne qu’une version très appauvrie du contenu de la première phrase ».
On comprend à travers ces quelques exemples, que la langue et le style soient pour George Orwell une obsession, comme il l’énonce dans Pourquoi j’écris: « Tant que je demeurerai en vie, je serais attentif aux problèmes stylistiques de la prose ». Pour autant, il ne s’agit pas dans sont esprit de faire du style pour du style. Son écriture est politique par définition — »Tout ce que j’ai écrit d’important depuis 1936, chaque mot, chaque ligne a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois »— mais la dimension artistique est essentielle: « Il me serait impossible d’écrire un livre, voire un article de revue de quelque importance, si cela ne représentait pas aussi pour moi une expérience esthétique. »
Cela le conduira au fil des années vers de plus en plus de simplicité. »Au cours de ces dernières années [Pourquoi j'écris est rédigé en 1946], je me suis efforcé, dans mon écriture de bannir le pittoresque au profit de l’exactitude. (…) La bonne prose est comme une vitre transparente ». Cette transparence qui rend si sombre 1984. (17)
Notes
- La Politique et la langue anglaise, in Essais, Articles, Lettres, volume IV, éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 172. On peut lire l’intégralité de ce texte, Politics and the English Langage, initialement publié en avril 1946 dans la revue Horizon ici.
- Pourquoi j’écris, in Essais, Articles, Lettres, volume I, éditions Ivrea, Paris, 1995, page 20. Pourquoi j’écris est paru initialement dans le n°4 de la revue Gangrel, été 1946.
- Le Peuple anglais, in Essais, Articles, Lettres, volume III, éditions Ivrea, Paris, 2004. Les citations sont extraites du chapitre intitulé La langue anglaise, pp. 36-37.
- George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 216.
- Essais, Articles, Lettres, volume I, éditions Ivrea, Paris, 1995, page 151.
- George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 222.
- ibid, p. 223.
- George Orwell, par Gordon Browker, Abacus, Londres, 2009, p. 176.
- Pourquoi j’écris, in Essais, Articles, Lettres, éditions Ivrea, volume I, 1995, pp. 26-27.
- Orwell, anarchiste tory, par Jean-Claude Michéa, Climats, Paris, 2008, p. 56.
- Le Peuple anglais, in Essais, Articles, Lettres, volume III, éditions Ivrea, Paris, 2004, pp. 36-37.
- ibid, p. 39.
- À ma guise, in Essais, Articles, Lettres, volume III, éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 142.
- La Politique et la langue anglaise, in Essais, Articles, Lettres, volume IV, éditions Ivrea, Paris, 2004, pp. 161-164.
- L’Eccliésiaste, IX, 11. Traduction de Le Maistre de Sacy. La version originale est la suivante: « I returned, and saw under the sun, that the race is not to the swift, nor the battle to the strong, neither yet bread to the wise, nor yet riches to men of understanding, nor yet favor to men of skill; but time and chance happeneth to them all. »
- La version originale est la suivante: « Objective consideration of contemporary phenomena compels the conclusion that success or failure in competitive activities exhibits no tendency to be commensurate with innate capacity, but that a considerable element of the unpredictable must invariably be taken into account. »
- Pourquoi j’écris, in Essais, Articles, Lettres, éditions Ivrea, volume I, 1995, pp. 25-26.