Voici une nouvelle page de la thèse de Jaurès dans laquelle il distingue le moi individuel et empirique de la conscience absolue que nous sommes vraiment:
"Le moi individuel peut disparaître de la conscience, sans que la conscience soit abolie. Il arrive parfois qu’en se réveillant on ne sait plus au juste ni où l’on est, ni qui on est ; on n’en est pas moins capable de perception, de raisonnement, de conscience. Jean Jacques * raconte, dans une de ses plus délicieuses Rêveries, qu’ayant été à Ménilmontant renversé par un chien, il tomba sur la tête et perdit connaissance. Quand il se réveilla, il ne se rappelait plus du tout ce qui lui était arrivé ni qui il était ; mais il vit la verdure, le ciel et il eut un sentiment de l’existence léger et exquis. L’enfant qui vient de naître ne trouve rien dans sa mémoire qui lui permette de caractériser son individualité ; il n’est pas telle conscience, il est une conscience. Et ce n’est pas seulement dans l’état de débilité intellectuelle que le moi individuel s’efface. Le plus souvent, quand notre vie intérieure s’exalte, nous nous oublions nous-mêmes. Sans doute, nous gardons bien encore le sentiment obscur de l’individu que nous sommes ; mais ce qui prédomine en nous, c’est le moi humain affranchi de toutes les particularités de la vie sociale. Sans doute, même dans ces moments de pensée forte ou d’émotion désintéressée, notre personnalité subsiste, marquant de son caractère propre nos émotions et nos pensées. Mais ce n’est pas la personnalité extérieure et superficielle que nous fait le hasard des événements ; c’est une personnalité profonde, indépendante du temps et de l’es pace et qui ne pourrait guère être définie que par son rapport spécial à l’infinie vérité et à l’infinie beauté. Ainsi, nous touchons, dans ces heures d’élévation intérieure, à la conscience absolue et divine.
D’où vient que nous nous demandons parfois : Pourquoi suis-je ce que je suis et non pas autre chose ? pourquoi suis-je tel homme et non pas un autre homme ? pourquoi suis-je un homme et non pas un chien, un arbre, une pierre ? Si l’essentiel en nous était le moi individuel, particulier, cette question n’aurait pas de sens, car elle reviendrait à ceci : pourquoi, étant un homme et tel homme, suis-je un homme et tel homme ? Mais notre moi individuel est enveloppé, porté par une conscience plus vaste et plus profonde ; nous saisissons en nous la conscience et, dès lors, nous pouvons nous demander : pourquoi la conscience a-t-elle pris en nous telle forme particulière d’existence et non point telle autre ? Nous sentons que la conscience, en tant qu’elle est une puissance d’unité, d’harmonie aspirant à l’infini, est partout et la même partout, dans l’homme, dans le chien, dans l’arbre, dans la terre. Dès lors, démêlant en nous cette conscience absolue et une qui nous dépasse, et nous contemplant nous-mêmes du point devue de la conscience absolue, nous devenons extérieurs à nous-mêmes ; et notre moi individuel ne nous apparaît plus que comme une des innombrables formes contingentes, en qui la conscience absolue peut se déterminer."
Jean Jaurès : De la réalité du monde sensible
* L'accident de Jean-Jacques Rousseau
"Le jeudi 24 octobre I776, je suivis après dîner les boulevards jusqu'à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu'à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m'amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m'ont toujours donnés les sites agréables, et m'arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure.
[…]
Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations; et je m'en revenais très content de ma journée, quand au fort de ma rêverie j'en fus tiré par l'événement qui me reste à raconter.
J'étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand des personnes qui marchaient devant moi s'étant tout à coup brusquement écartées je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s'élançant à toutes jambes devant un carrosse, n'eut pas même le temps de retenir sa course ou de se détourner quand il m'aperçut. Je jugeai que le seul moyen que j'avais d'éviter d'être jeté par terre était de faire un grand saut si juste que le chien passât sous moi tandis que je serais en l'air. Cette idée plus prompte que l'éclair et que je n'eus le temps ni de raisonner ni d'exécuter fut la dernière avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit jusqu'au moment où je revins à moi.
Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m'arriver. Le chien danois n'ayant pu retenir son élan s'était précipité sur mes deux jambes et, me choquant de sa masse et de sa vitesse, m'avait fait tomber la tête en avant: la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps avait frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avait été d'autant plus violente qu'étant à la descente, ma tête avait donné plus bas que mes pieds.
Le carrosse auquel appartenait le chien suivait immédiatement et m'aurait passé sur le corps si le cocher n'eût à l'instant retenu ses chevaux. Voilà ce que j'appris par le récit de ceux qui m'avaient relevé et qui me soutenaient encore lorsque je revins à moi. L'état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description.
La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par-là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver; je ne savais ni qui j'étais ni où j'étais; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus.
On me demanda où je demeurais; il me fut impossible de le dire. Je demandai où j'étais; on me dit, à la Haute-Borne; c'était comme si l'on m'eût dit au mont Atlas. Il fallut demander successivement le pays, la ville et le quartier où je me trouvais. Encore cela ne put-il suffire pour me reconnaître; il me fallut tout le trajet de là jusqu'au boulevard pour me rappeler ma demeure et mon nom. Un monsieur que je ne connaissais pas et qui eut la charité de m'accompagner quelque temps, apprenant que je demeurais si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me conduire chez moi. Je marchais très bien, très légèrement, sans sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j'avais un frisson glacial qui faisait claquer d'une façon très incommode mes dents fracassées. Arrivé au Temple, je pensai que puisque je marchais sans peine il valait mieux continuer ainsi ma route à pied que de m'exposer à périr de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi lieue qu'il y a du Temple à la rue Plâtrière, marchant sans peine, évitant les embarras, les voitures, choisissant et suivant mon chemin tout aussi bien que j'aurais pu faire en pleine santé. J'arrive, j'ouvre le secret qu'on a fait mettre à la porte de la rue, je monte l'escalier dans l'obscurité, et j'entre enfin chez moi sans autre accident que ma chute et ses suites, dont je ne m'apercevais pas même encore alors.
Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j'étais plus maltraité que je ne pensais. Je passai la nuit sans connaître encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue en dedans jusqu'au nez; en dehors la peau l'avait mieux garantie et empêchait la totale séparation; quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros, le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi très enflé et qu'une contusion forte et douloureuse empêchait totalement de plier. Mais avec tout ce fracas rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là.
Voilà très fidèlement l'histoire de mon accident."
J.J. Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Seconde promenade, 1782 (posthume)