Cloué au port et Almaty, vol retour, de Jacques Josse (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

 
Jacques Josse poursuit son exploration d’une zone indécise entre récit et poésie en prose. Dans Cloués au port, la balance penche nettement vers le narratif sur une trame très simple : un petit village breton en bord de mer, un bar, l’été de la canicule. Deux personnages complémentaires : le Capitaine, ancien officier de la marine marchande, et Jimmy, ancien grutier au port. Autant le premier est disert et fort en gueule (on songe parfois au Gabin d’Un singe en hiver), autant le second semble falot, éteint, avec sa mobylette Peugeot 103 et ses soirées devant la télé en compagnie de son chien griffon nommé Compère. 
On voit déjà que Josse ne change pas sa focale : le monde des humbles, englués dans une vie sans relief, scandée par des rituels comme celui du 6h-8h « Chez Pedro », le bar du village. Whisky pour le Capitaine, bière pour Jimmy. Josse est fort pour en quelques traits donner corps à ses personnages. Ainsi pour Jimmy : « Un temps celui-ci fut grutier au-dessus du nouveau port, visionnant le paysage d’en haut et déposant, au millimètre près, blocs de pierre, parpaings, poutrelles et plaques métalliques sur le chantier en cours. Mais un jour ses mains se mirent à trembler et les manettes à se dérober sous elles. Il fut interdit de cabine, muté à terre et licencié peu après. On mit l’inattendue survenue de la tremblote sur le compte de l’alcool. Depuis, il vivote et circule à mobylette d’un hameau l’autre. » 
Mais si Josse nous montre les personnages (on devrait presque dire les personnes) dans leur détresse grise, il sait aussi nous montrer ce que cette solitude anonyme cache comme failles profondes et individuelles. Pour le Capitaine, c’est la mémoire : il parle chaque jour au caveau familial, à ses parents et à son frère revenu fou de la guerre d’Algérie. C’est aussi la mémoire qui le pousse, les nuits de tempêtes d’automne, à revêtir son grand uniforme d’officier de marine et à sortir sur la terrasse pour hurler et défier le vent et la mer. Pour Jimmy, on le suit dans ses rêves de voyages et d’aventures lointaines, nourries des récits du Capitaine. 
Mais le cœur du livre n’est pas dans ces vies étroites et fêlées ; c’est plutôt une sorte de danse macabre. Il y a les morts dont la mémoire du Capitaine tient registre dès le premier chapitre lorsqu’il traverse le cimetière pour aller « Chez Pedro » : Marquier, ivre mort en mer ; le poissonnier, qui a raté un virage, trop pressé d’aller régler ses comptes « à l’amiable », c’est-à-dire avec ses poings ; le fils du fermier Huet, instituteur devenu taxidermiste fou, écrasé par la chute d’un arbre alors qu’il chassait le renard ; Vladimir, noyeur de chats, parti se suicider en se jetant à la mer avec sa valise entre Roscoff et Cork, sans raison… 
L’été caniculaire va aussi apporter son lot de décès : la mère de Jimmy, ancienne accoucheuse puis laveuse de morts, atteinte depuis long d’Alzheimer ; La Taille, mort seul parmi ses chats, à côté de la machine à coudre Singer ; Le Hibou, braconnier d’ormeaux… Ces fins violentes dessinent souvent en creux la difficulté d’être, le poids de vivre. Reste à « trinquer, chaque soir entre six et huit chez Pedro, à la santé de tous ceux qui ont déjà franchi ou qui franchiront, chacun leur tour, le passage des mers opportunes en se délestant de leur souffrance et en léguant un peu de leur histoire à ceux qui demeureront de ce côté-ci de la terre. » 
Ce livre est sombre, certes, mais il n’est pas morbide. D’abord parce que Josse ne vise jamais le pathétique : il est d’un réalisme cru, il ne s’apitoie pas. Ensuite parce que les deux personnages principaux frôlent la mort, mais elle passe à côté. Le Capitaine, durant quinze jours, effet de la canicule, a « failli y passer » mais il peut finalement rejoindre son port d’attache, « Chez Pedro ». De même pour Jimmy : traumatisé par la mort de sa mère, il veut se pendre au « chêne Armand, l’arbre aux pendus sur lequel pas moins de cinq désespérés ont jeté, ces dernières années, leur dévolu, imitant à la perfection celui qui, ouvrant le bal, lui a définitivement légué son prénom. » Mais Jimmy est sauvé par son oncle et aboutit à l’hôpital, en cure de désintoxication. 
Globalement, il est certes difficile de parler d’espoir ; la vie reste mal faite, la mort absurde, et il n’y a pas de dieu. Mais au moins le livre permet-il de garder trace de toutes ces « vies minuscules » qui font la chair à canon d’une sorte d’histoire broyeuse aveugle. 
 
Le second livre, plus court, Almaty, vol retour, dépayse complètement : direction le Kazakhstan. Là encore, on retrouve une trame narrative simple : durant le vol d’Almaty à Istamboul, l’auteur-narrateur revoit passer certaines images ou séquences de son séjour kazakhe. Le décor est différent, mais c’est le même regard qui s’attache aux détails de la vie quotidienne, aux hasards des rencontres… L’écart géographique et culturel ne fait que souligner l’existence d’une condition humaine qui ne connaît pas les frontières, surtout lorsqu’il s’agit de la misère : le « vieil homme (qui) joue de l’accordéon (…) rue Gogol, à la sortie du Parc Panfilov, juste devant une plaque de marbre où sont gravés le marteau et la faucille » pourrait tout aussi bien être dans une rue de Manhattan ou dans le métro parisien. Parler d’écriture engagée pour Josse serait sans doute trop dire ; par contre il y a certainement chez lui un sens de la fraternité qu’il faut saluer parce que l’auteur ne fait la morale à personne : il voit, il écoute, il écrit. 
 
[Antoine Emaz]  
 
Jacques Josse 
Cloués au port, Quidam éditeur, 92 pages, 12€ 
Almaty, vol retour, Editions La Digitale, 24 pages, 5 €