On m’avait dit d’attendre. J’attendais donc, assis près du bassin. Pour passer le temps, j’ai essayé de lire le journal acheté avant d’entrer dans le Luxembourg. Rien à faire ! Editorial, billet d’humeur ou chronique, au bout de deux lignes, tout se brouillait en un fatras de mots incompréhensibles. Même les mots croisés, dont l’effet calmant ne m’avait, jusque là, jamais fait défaut, j’ai été incapable de m’y mettre.
J’ai replié le journal et j’ai regardé autour de moi. Mis à part, de l’autre côté du bassin, une femme dans la soixantaine plongée dans la lecture d’un livre dont j’ignorerai toujours le titre, j’étais seul.
J’ai entendu un bruit d’ailes. J’ai levé la tête. Des pigeons ou, peut-être un merle. Mais non ! En face de moi, perché sur les premières branches d’un platane, il y avait un héron. J’avoue que j’ai été surpris.
Pas à cause de l’espèce. Des hérons, j’en avais vu des dizaines en marchant le long des rivières et des canaux bourguignons. Mais dans le 6° arrondissement, cet animal faisait exotique. Bizarre, même, et inquiétant ! Tous ceux de ses semblables que j’avais pu approcher, s’étaient envolés dès que j’avais fait un geste. Pas lui ! Il restait immobile me fixant de son petit œil rond. Au fil des minutes, je lui trouvais un air de plus en plus menaçant. On aurait dit qu’il souriait. L’impression était d’autant plus déplaisante que je sais parfaitement que les hérons sont incapables de sourire. Mais, je fus obligé de me rendre à l’évidence celui-là souriait vraiment, un sourire plutôt angoissant : ironie et morgue mêlées.
Au bout d’une dizaine de minutes, il quitta sa branche et, en deux coups d’ailes, il alla se percher sur le rebord de la dernière marche de la fontaine. De là, il observait la surface de l’eau. De temps en temps, il levait la tête et me regardait avec le même sourire à la fois sinistre et satisfait. Soudain, il plongea son bec dans l’eau et il le ressortit en tenant un poisson qui se débattait avec des sursauts désespérés. Il le jeta derrière lui. Un second coup de bec pour l’achever et il l’avala d’un coup. Il me regarda une dernière fois puis, en deux battements d’ailes, il rejoignit son perchoir. Même si on doit me prendre pour un fou, je jure qu’il ricanait.
J’interpellai la femme :
- Madame ! Vous avez vu ?
Elle interrompit sa lecture :
- Quoi ?
- Le héron !
- Quel héron ?
- Là, au-dessus de vous !
Elle leva la tête. L’oiseau avait disparu. Au regard qu’elle me jeta, je compris qu’elle avait, sur mon état mental, les doutes les plus sérieux. Je compris que toute explication serait vaine et, marmonnant une vague excuse, je me levai et quittai la place.
J’avais presque atteint la sortie du jardin quand mon portable se mit à vibrer. Il y eut des mots aussi difficiles à dire qu’à entendre : «Accident rarissime…. Tout notre possible… Du courage… »
Quand, comme on dit, j’ai dû procéder aux formalités d’usage, je me suis aperçu que la catastrophe était arrivée à l’instant précis où, au bord de la fontaine Médicis, un héron me regardait en ricanant. Quand on dit oiseau de malheur on pense vautour, corbeau, chouette ou hibou, jamais héron. On a tort.
Chambolle