Ballade au Pays du Mufle.
L’article dans son début fait allusion à la fameuse Enquête sur l’évolution Littéraire de Jules Huret, publiée dans L’Echo de Paris de mars à juillet 1891, et à la réponse de Tailhade, refusant les qualificatifs tant de symboliste que de décadent. Tailhade, fut dans cette enquête classé, dans un premier temps, parmi les Parnassiens, mais lorsque les articles furent repris en volume Jules Huret créera une rubrique « les Acides et Pointus » où l’auteur du Pays du Mufle se retrouvera avec Ajalbert, Bonnetain, Morice, Verlaine, Vignier, France et Lemaître.
Alcide Guérin signataire de l’article, ne fera pas, lui, l’objet d’un billet, qu’il nous suffise de rappeler ce que Jules Renard en dit dans son journal « Il paraît qu'il fait ses prières, va à la messe, communie, et fait maigre le vendredi. Quand il parle Patrie, il prononce le mot de « douleurs intimes » et il a un ronflement de gorge, presque un roucoulement. », grenouille de bénitier et patriote, Alcide était-il bien le plus qualifié pour présenter Tailhade ? La complexité du personnage, ses volte-face, ses amitiés changeantes, explique sans doute ce rapprochement de Tailhade avec Alcide Guérin (1), dont on peut se demander avec Renard : « Qu'est-ce qu'il fait au milieu des jeunes ? Car il en parle et affirme les aimer. Les séminaristes nouvellement arrivés au régiment doivent avoir une attitude semblable. ». Quelqu’un qui « a un noeud de cravate qui [me] rappelle, par sa forme, un chapeau de curé. » ce devait de trouver dans le très catholique Louis Veuillot « le père de l’ironie » de Tailhade. On comprend que notre Alcide en admirateur de Léon Bloy, dont Tailhade est encore l’ami à cette époque, se réjouisse de la Ballade du Marchand d’Orviétan, où Tailhade s’en prend au mage abhorré par le Mendiant ingrat, ce Péladan aux pieds sales. Alcide voit juste pourtant lorsqu’il conseille au poète de persévérer dans le style des ballades assassines recueillies dans le Pays du Mufle, ce sont elles qui feront la réputation du dandy polémiste.
(1) Il lui dédiera sa « Ballade prémonitoire » à paraître dans le numéro du Mercure de France de septembre 1891.
Laurent Tailhade
On s’occupe, en ce moment, beaucoup des jeunes. Cela est venu tout-à-coup, lorsque le Temps, le Figaro, d’autres grands journaux encore, se sont mis en tête d’apprendre à la masse du public, qui ne découvre guère les génies, si on ne l’y aide un peu, le nom obscur mais euphonique de l’Hellène Jean Moréas. Les idées de ce compatriote de Pindare, les idées de ses amis, les idées de ses ennemis, les idées intraitables de tous les hommes de vingt ans qui n’ont pas encore d’idées, tout cela à été raconté, discuté, pesé, analysé, embrouillé, à la grande satisfaction, je m’empresse de le dire, des jeunes écrivains dont on parlait, des chroniqueurs qui tenaient ainsi un sujet de chronique, du public enfin un peu abasourdi, il faut le reconnaître, mais tout de même agréablement tympanisé par la sonorité des vers qu’on lui faisait lire et l’enthousiasme des journalistes si gracieusement occupés à le distraire.
Mais de plus en plus fort n’est pas la devise du seul Nicolet. Ou plutôt c’est la presse qui est maintenant Nicolet ; car on fait des tours dans les journaux et on les fait même de mieux en mieux. Aujourd’hui, le folliculaire qui sait son métier se tient au courant de tous les trucs et, s’il a de l’imagination, il en invente.
Donc, avide de se distinguer entre ses sœurs, une gazette très lue sur le boulevard imagina, l’autre jour, d’envoyer un reporter chez les plus qualifiés d’entre les jeunes, avec mission d’interroger discrètement… non : indiscrètement ces Messieurs sur l’art d’écrire et tout ce qui s’ensuit.
Naturellement on s’empressa de parler. Il y eut des réponses pleines de sagacité, il y eu des réponses spirituelles, des réponses ingénieuses, des réponse presque profondes, il y eu aussi d’assez sottes réponses ; mais tout le monde répondit quelque chose.
Parmi les jeunes poètes mis ainsi en demeure de s’expliquer, un homme se rencontra, d’une franchise particulièrement rare, d’une ironie cinglante, d’une extrême liberté de langage, qui fit au journaliste interrogateur l’accueil le plus inattendu et le plus impertinent du monde.
Comme on lui demandait à celui-là, non sans beaucoup de salutations et d’insinuants sourires, ce qu’il pensait du symbolisme,
« Le symbolisme ? » s’écria-t-il… Et tout de suite la plus impétueuse armée de sarcasmes s’élança de ses lèvres, une armée de sarcasmes s’élança de ses lèvres, une armée à ravager de fond en comble le cœur des disciples pieux, des pèlerins de l’art et du rythme – pèlerins passionnés -, des excellents jeunes hommes qui se nourrissent du verbe de Moréas, fréquente chez son cafetier, ont confiance dans ses gestes et croient éperdument à ses noires moustaches.
Le journaliste béait d’étonnement : il avait voulu parler à un symboliste. S’était-il donc trompé de porte ? Apparemment, ce poète à la dent si dure bataillait dans l’armée décadente.
Et de sa plus onctueuse voix :
« Vous aimez les décadents, je suis sûr ? »
Mais impitoyable pour Baju comme il avait été inexorable pour Moréas, l’interviewé mit les deux écoles dans le même sac et jeta le sac pardessus bord.
On lui demanda :
« Que pensez-vous des psychologues ? »
Et il démolit les psychologues.
« Que pensez-vous de l’Ecole Naturaliste ? »
Et il extermina l’école naturaliste.
« Que pensez-vous de l’Ecole Evolutive-Instrumentiste ? »
Et l’Ecole évolutive-instrumentiste mordit la poussière comme les autres.
Alors, le journaliste, qui commençait à prendre peur, arrêta brusquement l’interview, remercia, salua, gagna la porte et s’élança sans l’escalier, sans avoir osé demander à ce tombeur de renommées et d’écoles :
« Pardon, mon cher poète, mais que pensez-vous de moi ? »
C’est Laurent Tailhade – puisqu’il faut bien enfin lui donner son nom – est un des plus cruels ironistes de cette mâche et imbécile époque qui ne comprend rien du tout à l’ironie.
Peu de causeries sont plus attachantes que la sienne. Armé d’une lecture énorme, sachant du grec et du latin autant qu’homme de France, familier avec les philosophes et les poètes, il a appris dans les livres à s’agenouiller devant l’Art et à mépriser beaucoup de choses. Son mépris, par exemple, garde la tenue dans la violence. Il a ce don, que possédait au point suprême le grand Barbey d’Aurevilly, de se moquer avec élégance et de mettre du style dans le sarcasme. Ses mots sont légendaires au Quartier-Latin : plusieurs même ont passé la Seine, et je ne sais plus quel train a fini par les emporter jusqu’en province. Ils y ont, d’ailleurs, fait le plus abominable scandale, et le plus légitime.
Cette élégance qu’il apporte dans son langage, Laurent Tailhade la veut également dans ses manières et dans sa toilette. C’est un mondain à qui la littérature ne fait point oublier les salons. Il adonise sa personne autant que sa phrase ; le soin de sa barbe lui est une préoccupation, le nœud de sa cravate lui est une étude.
Il y a plus. Les choses dont il use quotidiennement, il les lui faut elles aussi plaisantes, distinguées et mondaines, au moins par quelque côté. Et c’est ainsi qu’il écrira ses lettres sur papier parfumé, - toutes ses lettres, vous m’entendez bien !
Si je note en passant ces frivolités, ce n’est certes pas que je leur prête grosse importance ; mais voulant expliquer comme je crois la comprendre l’âme d’un poète, je me suis dit qu’il était sage de ne pas laisser de côté, même dans une brève étude, les petites choses qui aident si souvent à éclaircir le mystère des grandes.
Le goût de l’exquis est naturel aux artistes. Et parmi les poètes de sa génération, je n’en vois guère, je n’en vois point, qui soient plus artistes que Laurent Tailhade. Il l’est dans sa vie extérieure et dans sa vie intérieure, dans les moindres mouvements de sa personne et de sa pensée. Mais à ce passionné des Formes et des Couleurs la surnaturelle beauté de l’âme chrétienne ne pouvait suffire. Aussi, le voyons-nous tout de suite se tourner vers les sensualités artistiques et religieuses du paganisme ; c’est à la Grèce qu’il demande une esthétique et une foi.
Oui, Laurent Tailhade est un païen, un païen par tempérament de poète et par préférences de philosophe, un païen, sans doute, qui a, dans les veines du sang chrétien et que l’Eglise alors attire et irrite tout ensemble, qui la hait dans ses dogmes, dans ses mystères, dans sa discipline, qui l’aime dans ses cérémonies, dans son art, dans les tendresses de sa morale, dans sa liturgie, jusque dans ses vocables, d’une si expressive et si effrayante précision.
Son premier livre, Le Jardin des Rêves, où sa personnalité ne se dégage pas bien nette encore, date, je crois, de 1880. C’est exclusivement le livre d’un païen. Trois influences, à mon gré, s’y font sentir : celle de Gautier, celle de Banville, celle avant tout d’Armand Silvestre. La forme est d’un Parnassien à qui le Parnasse n’a plus rien à apprendre. Cela est élégant, pondéré, sans heurts, sans défaillances, mais aussi sans primesaut, d’une harmonie un peu monotone, d’une perfection un peu froide. L’oreille est toujours caressée, l’esprit toujours satisfait ; mais on voudrait quelque audace, fût-elle malheureuse ; on souhaiterait que l’auteur livrât quelque bataille, dût-il la perdre.
Pourtant, il faut le dire bien vite, un livre qui présage un poète n’est jamais un livre méprisable. Le Jardin de Rêves, c’est en somme le jardin d’un bon jardinier, très curieux d’art, très épris de littérature, très expert en toute sorte d’idéal, sachant comme pas un les secrètes paroles à proférer pour que s’épanouissent, aux regards charmés du petit nombre, les immatérielles fleurs.
Après cette œuvre de début, Laurent Tailhade a, de temps à autre, (trop rarement) donné aux jeunes revues des poésies tantôt lyriques, tantôt satiriques, d’une forme de plus en plus personnelle.
Ses satires (des ballades et des quatorzains), il vient de les réunir en un mince volume, qui n’a pas cent petites pages et qui porte ce titre plaisamment cruel : Au Pays du Mufle.
Eh bien ! je ne crois pas que jamais poète ait poussé plus loin que ne l’a fait Tailhade, dans cette plaquette d’apparence pourtant si bonne fille, l’art d’empoisonner les mots. Car ici, en vérité, c’est le sarcasme sous sa forme la plus précieuse et la plus cruelle. Pourtant la puissance du venin est doublée par l’exquise rareté du vocable, ce disciple raffiné des plus savants orfèvres de la langue se refusant à lancer des flèches qui ne soient pas des objets d’art en même temps que des instruments de mort.
Et jamais de pitié. Pas un tressaillement des muscles, pas un tremblement de la main chez de bourreau qui se réjouit infiniment au spectacle immoral des contorsions de ses victimes. Un autre, en ce siècle, avait eu cette joie véhémente devant les souffrances qu’il faisait naître : Louis Veuillot, en effet, ne connut guère la miséricorde. Si par sa forme Laurent Tailhade procède de tel ou tel poète, - M. Armand Silvestre vous nommera, par exemple, Villon et Gautier, - c’est bien l’implacable écrivains des Libres-Penseurs qui est le père de son ironie. Il a de lui le goût des sobriquets latins. Il a de lui la bonhomie atroce, la caresse féline, le brusque coup de griffe qui va chercher le sang sous la peau et la douleur au profond de la chair. Il a enfin son effrayante haine, son mépris furieux, son sarcasme grinçant.
Ecoutez :
« Certes, Monsieur Benoist approuve les gens qui
Ont lu Voltaire et sont aux Jésuites adverses.
Il pense. Il est idoine aux longues controverses,
Il déprise le moine et le thériaki.
« Même il fut orateur d’une Loge Ecossaise.
Toutefois – car sa légitime croit en Dieu –
La petite Benoist, voiles blancs, ruban bleu,
Communia. Ça fait qu’on boit maint litre à seize.
« Chez le bistrot, parmi les bancs empouacrés,
Le billard somnolent et les garçons vautrés,
Trône la pucelette aux gants de filoselle.
« Or Benoist qui s’émèche et tourne au calotin
Montre quelque plaisir d’avoir vu, ce matin,
L’hymen du Fils Unique et de sa « Demoiselle ».
Je vous le demande, l’humaine bêtise saurait-elle être bafouée, de plus sanglante sorte ? Est-il possible de s’égayer aux dépens des vilaines engeances, avec de plus féroces ricanements ? Et croyez-vous, en vérité, que le Benoist, si on lui tirait les poils de la barbe, si on lui soufflait au visage, si on l’inondait de salive et si on le barbouillait de toute espèce de malpropretés, aurait le droit de se dire outragé davantage ?
Comme Veuillot, Laurent Tailhade poursuit l’ennemi, non seulement dans l’acte réfléchi de sa volonté, dans le méfait de son âme, mais dans sa misère intellectuelle, et même dans sa laideur physique, et même dans ses infirmités. En quoi il n’est point excusable. Mais c’est que la laideur, sans doute, sous quelque forme qu’elle se présente, cœur vil, dos ridicule, cerveau médiocre, pied tordu, soulève jusqu’à l’horreur, transporte jusqu’à la rage ce passionné de la Beauté sainte. Je têche d’expliquer, remarquez bien : je ne justifie point.
Et j’ajoute tout de suite que, par un côté au moins, Tailhade est meilleur que Veuillot et plus ouvert ; car celui-ci – étonnante contradiction ! – s’obstina toujours à détourner les yeux de certaines choses grandes et garda ainsi, jusqu’au dernier instant, avec une sorte d’imbécile orgueil, l’épouvantable haine de l’Art.
Et puis, en somme, je ne veux point faire la guerre à un artiste très rare, à un très curieux poète, parce que deux ou trois, qui sont parmi les bons, et que son ironie alors eût pu épargner, ont été par lui secoués, de furibonde manière. Je n’oublie point que, le plus souvent, en même temps qu’il frappe fort, Tailhade frappe juste, et je lui sais gré, un gré infini, d’avoir traîné dans le ruisseau, roulé dans l’ordure, effroyablement sali des pieds à la tête, couvert de crachats, d’insultes, d’adjectifs infamants, d’ignominie, de ridicule, ce lâche quarteron de gredins de lettres, que tout le monde méprise, et pour cause, que chacun ménage, on ne sait pourquoi, et que lui a voulu rendre, après badigeonnage, irréparablement rebelles à toute lessive. Il a nié fortement tels ou tels qui sont de vrais écrivains. Soit. Il a fait souffrir celui-ci et celui-là, qui sont de braves gens. Je ne dis pas le contraire. Mais il a écrit la Ballade du Marchand d’Orviétan et bafoué ainsi, comme il convient, en de raffinés et inoubliables vers, le plus sot des écrivains, le plus éhonté des charlatans, le plus grotesque des mages :
« Reniflez un peu ! Ni le thym,
« Ni la peau d’Espagne où se choie
« L’orgueil dacal d’un blanc tétin,
« Ni l’ambre, ni l’huile de foie
« Que l’Islande à Barrès envoie,
« Ni tes narcisses, Eridan,
« Au humer n’offrent tant de joie :
« Voici les pieds de Péladan. »
Ces pauvres pieds qui ne lui ont rien fait pourtant, qui ont bien le droit, après tout, de se soumettre à l’hygiène qui leur plait, d’avoir des effarements en présence de l’eau, une invincible et sans doute hermétique répugnance pour les ablutions ; ces pieds magiques, ces pieds ésotériques, qu’en somme il n’est point tenu d’approcher, puisqu’il a l’odorat si délicat, il les diffame ainsi férocement, implacablement, pendant vingt-huit vers de huit syllabes ; il leur donne vingt-huit coups d’épingle empoisonnée.
Soyons sérieux. C’est parce que Tailhade a ce don si rare et si magnifique de la colère joyeuse et du rire terrible, que je ne puis comprendre ceux qui le voudraient détourner de la satire. Car on l’engage fort – des amis, pourtant – à mettre ses flèches de côté, son carquois au rancart, ses poisons à l’abri, et à demander à la poésie lyrique toute seule l’inspiration et la renommée.
Eh bien ! non, encore un coup, je ne saurais approuver cela ! Je goûte, certes, autant que qui que ce soit, le lyrisme de Tailhade. Ceux qui disent n’avoir trouvé qu’un relatif agrément à voyager en sa compagnie au Pays du Mufle, ceux-là, paraît-il, attendent avec impatience Sur Champ d’Or, un livre de paix sereine et d’adoration, qui glorifiera les Couleurs et les Formes et magnifiera le Beau sous tous ses aspects. Mon Dieu ! je me garde bien de protester contre de si hautes espérances ; j’ai même la persuasion qu’elle ne seront pas déçues. Mais je dis au poète : « Faites de beaux vers lyriques, mon cher Tailhade, faites-en tant qu’il vous plaira. Mais, si vous m’en croyez, ne laissez jamais se rouiller dans sa gaine votre poignard, à la pointe envenimée. Car pour vous ce doit être, vous le savez bien, quelque chose de mieux qu’une parure ou un joujou, cette arme terrible et sacrée de l’ironie, qui a été mise par un autre entre vos mains…
Mais que deviendrions-nous dons alors si ceux-là qui ont été évidemment désignés, manifestement élus pour proférer à voix haute les paroles qui donnent la mort, passaient leur temps – tout leur temps – agenouillés devant l’Eternelle Beauté, l’encensoir à la main et le psaume d’amour à la bouche ?
Alcide Guérin.
La Plume, N° 50, 15 août 1891.