Magazine Culture

Entretien avec Yves Gonzalez-Quijano, seconde partie

Par Anom Yme


Réflexions sur la révolution de l'information dans le monde arabe : entretien avec Yves Gonzalez-Quijano, 2nd partie

Qui dit information dit journalisme. Ermete Mariani déclare que dans le monde arabe, la recherche d'un mode d'information se situe aujourd'hui entre militantisme et professionnalisme à l'occidental. Qu'en pensez-vous ?
Entretien avec Yves Gonzalez-Quijano, seconde partie
Cette tension entre l'activiste et le professionnel existe depuis les origines de la presse, et pas simplement dans le monde arabe, mais également en Europe ou aux États-Unis. Ce que je constate simplement, sans en faire d'analyse, c'est que dans les modalité d'interventions des puissances extérieures à la région, principalement occidentales, il y a un axe qui me paraît particulièrement fort : celui du soutien et des programmes de formations aux journalistes dans le monde arabe. Beaucoup d'ONG américaines, hollandaises ou françaises ont des programmes de formations professionnelles des journalistes, souvent bien faits mais pas forcément neutres politiquement. Il faut arrêter de penser que parce qu'il y aura des « bons » journalistes politiques, il y aura une « bonne » information politique.
Pour faire une phrase un peu simple, on peut dire que le politique est un sujet « chaud » dans le monde arabe. Ce n'est pas un loisir de bobos, ce n'est pas une spécialisation comme en France ou 15 % de la société s'intéresse encore à la politique alors que le reste regarde des jeux télévisés sur TF1. Dans le monde arabe les enjeux sont beaucoup plus forts, les questions beaucoup plus présentes. Cela se ressent évidemment dans l'information et dans la production culturelle. Le système de production, les conditions sociales de la mise en circulation et de la « dégustation » d'une œuvre culturelle font que ça ne se passe pas comme chez nous aujourd'hui.
On peut donc généraliser votre question sur les journalistes, mais je ne pense pas que ça soit une question de compétences, je ne pense pas que ce soit une question de jeu politique. Je pense que c'est bien d'avantage un placement dans un contexte spécifique propre à cette région.
On peut toujours faire un peu de prospective sur le sujet. Ce qui est évident aujourd'hui c'est que la globalisation s'étend, que la mondialisation se diversifie, etc. Est-ce que c'est appelé à perdurer ? Dans le monde arabe, on parle beaucoup d'Al-Jazeera comme d'un espèce de modèle révolutionnaire qui mobilise les foules arabes en rendant populaire un discours anti-impérialisme, anti-américain. C'est vrai à court terme et à moyen terme. Mais à plus long terme, au-delà de l'effet immédiat, est-ce que l'on ne peut pas poser l'hypothèse qu'Al-Jazeera, pour reprendre le vieux vocabulaire d'autrefois, est le « fourrier de l'impérialisme américain » ? Tout simplement parce que, effectivement, cela popularise dans le monde arabe les modèles de la mondialisation à l'américaine ou certains types de récits comme le storytelling propre aux médias occidentaux. N'est ce pas cela le plus important finalement ?
A propos d'Al-Jazeera, Mohamed Zayani nous propose une réflexion sur la notion de flux et de contre-flux. Il y évoque l'hypothèse que des médias comme Al-Jazeera ou d'autres chaînes satellitaires, brisent le monopole de l'information des médias occidentaux. Qu'en pensez-vous ?
Entretien avec Yves Gonzalez-Quijano, seconde partie
Il y a contre-flux dans la mesure où l'on va produire d'autres récits. Mais si la grammaire est la même, qu'en est-il ? Ne va t-on pas se retrouver dans le même modèle ? Pour y répondre, on peut revenir sur ce que je disais il y a quelques minutes : dans le monde arabe ont voit clairement s'installer une individualisation à l'occidentale, où l'idéal de la jeunesse arabe est de ne plus habiter chez papa-maman, d'avoir des expériences sexuelles avant le mariage, d'avoir une indépendance financière aussi tôt que possible, d'avoir une carrière professionnelle riche et variée : les mêmes références qu'un Européen peut avoir. Quelque part, on est quand même assez loin de ce qui fait -ou faisait- la spécificité du monde arabe. L'orientaliste va se lamenter en disant « Ah... j'aimais bien mon immeuble Yacoubian avec son côté exotique... », le militant dira « c'est grave, tout le monde va se retrouver avec les mêmes références, les mêmes repères », etc. Personnellement, je pense que nous sommes plutôt dans la métaphore du Poète du million, c'est à dire que les instruments de la globalisation, qui effectuent les mêmes recettes et les mêmes combinaisons dans un contexte particulier, produisent des choses tout à fait différentes. L'individualisation que l'on voit à l'œuvre dans le monde arabe va produire des choses très différentes de ce que l'on connaît. La professionnalisation du journaliste va également produire des choses différentes du modèle occidental. Regardez ce qui se passe au niveau de la blogosphère arabe : elle est clairement plus politique que la notre. Je suppose que pour la blogosphère sud-américaine, même si je ne la connais pas bien, ce n'est pas loin d'être la même chose.
Pour conclure, peut-on dire qu'aujourd'hui le web est devenu la nouvelle « rue arabe » ?
Entretien avec Yves Gonzalez-Quijano, seconde partie
Sur le concept de « la rue arabe », j'ai traduit un article d'Elias Khoury que j'ai trouvé assez pertinent. Comme lui, je pense qu'il faut un peu laisser de côté cette expression et plutôt parler d'opinions. Je pense qu'effectivement il y a un espace public, un contexte qui rend à nouveau possible une interrogation collective sur l'avenir du système politique ou de sa représentation dans l'endroit où l'on vit, ce qui est grosso modo la définition de la nation de [Ernest] Renan -des gens qui ont un passé commun et qui s'imaginent un avenir en commun. On a, comme on l'avait durant l'époque de la Renaissance arabe, une discussion sur l'idée de « bien commun », de ce qui a de mieux pour la communauté. Les gens ne sont pas fous, ils ont parfaitement conscience qu'ils sont dans un système politique bloqué. C'est comme partout : ils ont des enfants et leur souhaitent le meilleur avenir possible. Et à ce niveau je pense que les nouveaux médias créent une fenêtre de possibilités assez intéressantes : on fait tomber les barrières étatiques, les hiérarchies du savoir -ce qui est très important-, ou encore les barrières de la censure. Nous sommes un peu dans une situation de no future dans le monde arabe : il va bien falloir que ça change d'une façon ou d'une autre, surtout avec une telle pression de la jeunesse qui n'en peut plus. J'ai du mal à imaginer qu'il ne se passera rien.
Ce qu'il risque peut-être d'arriver, c'est qu'au lieu d'avoir une démocratie par l'opinion, on aboutisse à une démocratie de l'opinion. Soit ce qui s'est vu dans beaucoup de démocraties occidentales : les démocraties représentatives ne le sont plus vraiment. Les gens sont dans une espèce de prison invisible de l'information contrôlée, tout en ayant l'illusion d'avoir l'accès à l'information. On peut imaginer que cela s'installe également dans le monde arabe : ce n'est vraiment pas impossible. Il faut, me semble t-il, qu'il y ai un minimum de conditions matérielles pour que cela se produise et, dans le monde arabe, on est quand même assez loin d'une situation de bien-être relatif qui est celle des démocraties occidentales. Pourtant, la mondialisation des médias s'installe et les arabes vont continuer de parler aux arabes parce qu'ils ont besoin de se parler, parce que la situation nécessite que des solutions soient trouvées.
-- 
"Les Arabes parlent aux Arabes : la révolution de l'information dans le monde arabe" / Actes Sud /  272 p.

Entretien avec Yves Gonzalez-Quijano, seconde partieEntretien publié sur nonfiction.fr   

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Anom Yme 37 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines