Gamin qui ne comprend pas la guerre, ni la ville, ni les prétentions des adultes. Gamin qui vit dans la nature, proche des hommes mais immergé dans les éléments. Souvent nu, au lit, au bain, en seule culotte dans les champs, le gamin ressent les choses avec sa peau. Les êtres ne lui sont proches que s’il les touche, par contact. Tout est somatique, le « rire à nous mettre le sang en effervescence comme l’eût fait un alcool » (p.15), l’angoisse de l’attente excitante avec « la gorge sèche, la salive pâteuse, le ventre vide au point d’en avoir l’épigastre contracté » (p.22), « j’en claquais des dents d’exaltation, d’effroi et de joie » p.30. Ce panthéisme est présexuel, avant même la préadolescence, qui n’est pas avérée dans les campagnes où l’on passe directement de l’état d’enfance à l’état d’adulte. Un copain plus âgé, Bec-de-Lièvre, se fait caresser le sexe tout nu par des filles de la bande au sortir du bain. Le petit frère du narrateur, qui a dans les sept ou huit ans, regarde, « prodigieusement intéressé par la gaillarde cérémonie » (p.25) mais le gamin, lui, ne répond aux sourires des filles de son âge qu’en faisant « pleuvoir sur elles sarcasmes et cailloux, les contraignant à rentrer sous terre ».
Le lien entre la matière, les bêtes et les humains est continu pour le gamin. Dans une hiérarchie bien japonaise : naturelle et sociale. Tel est l’ordre du monde. La hiérarchie de la nature va du ventre de la mère au village, « coque dure » qui protège du monde extérieur lointain. Le nid est la famille mais surtout le tout proche, le petit frère, avec qui l’on dort. Le frère est le semblable, plus fragile, protégé avec tendresse parce qu’il est un prolongement de soi : « je sentis dans ma paume la fragilité de son ossature. Au contact de ma main brûlante sur sa peau nue, ses muscles se contractèrent légèrement » p.44. La hiérarchie sociale est elle aussi continue : « Les villageois que nous étions se heurtaient, de la part des citadins, à l’aversion qu’ils auraient eu pour des animaux malpropres » p.11. L’ennemi, tombé du ciel avec un avion en flammes, est placé plus bas sur l’échelle sociale. Mais, s’il est Américain, il est Noir : « C’est une bête, rien qu’une bête, dit mon père avec gravité, il pue comme un bœuf » p.32. On sait que les odeurs sont particulièrement sensibles aux nez japonais ; on sait aussi que l’alimentation carnée des Occidentaux donne à leur transpiration une odeur « de cadavre » que les Japonais n’exsudent pas, nourris surtout de poisson et de légumes. Le gibier d’élevage du titre s’explique ainsi : l’ennemi capturé est une espèce d’animal, forcé à la chasse, que l’on va « garder à l’engrais jusqu’à ce qu’on sache ce qu’on en pense, au chef-lieu » p.32.
Pas d’animosité particulière pour le soldat ennemi ; c’est avant tout un Noir, jamais vu dans le Japon campagnard de ces années-là. Il y a donc peur mais curiosité, admiration pour la bête et tentatives de communications intelligentes (donner la nourriture, réparer un piège, conduire au bain). Un désir panthéiste aussi, qu’on ressent pour la beauté naturelle, coucher de soleil ou muscles animaux : « le lait débordait, gras, dévalait le long du cou, mouillait la chemise ouverte, coulait sur la poitrine, s’immobilisait sur la peau gluante aux reflets sombres en gouttes visqueuses comme de la résine et qui tremblotaient. Je découvris, au milieu de l’émotion qui me desséchait les lèvres, que le lait de chèvre était un liquide extraordinairement beau » p.49. C’est un gamin de dix ans qui parle d’un nègre fait prisonnier., avec toute la sensualité de son âge L’excitation pour l’ogre.
Évidemment, la fin n’est pas le bonheur. Rien de biblique dans la mentalité japonaise, pas de happy end larmoyant pour Hollywood. Bien plutôt la tragédie. On est en guerre, l’a-t-on oublié ? Et le village dépend de la préfecture qui donne les ordres. Deux mois après la capture, un ordre arrive. Il est bénin mais le gamin, empêtré d’émotion, fait se méprendre le Noir sur ce qui va lui arriver.
Donc ce qui doit arriver arrive…Brutalement, en deux jours, le gamin devient adulte.
Ce roman court est d’une extraordinaire puissance d’évocation. Il dit le Japon et sa mentalité millénaire, dont le militarisme néo-samouraï n’était qu’une parenthèse. Il dit l’initiation d’un gamin de la nature à la civilisation, du monde des bêtes à celui des hommes. Il dit le temps qui passe, les quiproquos du destin. Il dit bien plus que des pavés sartriens cinq fois plus gros et plus filandreux. Mais il rejoint Sartre, au fond : il n’y a pas d’essence, seulement de l’existence. L’homme est un être incarné qui se fait sa propre intuition du monde.
Kenzaburô Ôé a été prix Nobel de littérature 1994.
Kenzaburô Ôé, Gibier d’élevage, 1966, Folio2€ 2002, 106 pages, €1.90
Film de Nagisa Oshima, Une bête à nourrir, 1961 (pas de DVD disponible)