«Dans la lueur de l’aube, il y a un homme qui avance sur la plaine en creusant des trous dans le sol. Il se sert d’un instrument à deux poignées et il l’enfonce dans le trou, et il fait jaillir une étincelle de la pierre dans le trou avec son acier, trou par trou, arrachant le feu à la roche que Dieu a placée là.»
Le travail photographique de Shana et Robert ParkeHarrison, couple d’américains installé dans le Massachusetts, entretient sans doute une relation ténue avec les mots de Cormac McCarthy. On pourrait aussi bien songer à un titre du groupe Godspeed You Black Emperor !, un dessin de Léonard de Vinci ou une séquence d’Eraserhead de Lynch.
Les images de la série The Architect’s Brother sont construites selon une même démarche : un homme, grand et dépenaillé, évolue en solitaire dans une prairie, au bord d’un lac ou près d’une crevasse, à la recherche d’une direction à prendre. Comme au secours d’une planète désolée, il construit des objets ou des machines (ailes, porte-voix gigantesque, réservoir à eau), susceptibles de redonner un semblant d’ordre à la détresse ambiante.
Voici vingt ans que les ParkeHarrison dressent les chapitres de cette élégie profane. Lui vient d’une famille mi-artiste (grand-père peintre) mi-militaire (père officier). Elle, de la danse. Après des études d’art à l’Université du Nouveau-Mexique, où ils se rencontrent, Shana et Robert entament leur collaboration. Une ferme pourvue d’une chambre noire devient le cadre de leurs expérimentations : «Shana et moi partageons entièrement une même approche de notre travail. Nous commençons une série en mettant longuement à plat nos intentions, ce que nous voulons exprimer et les scènes que nous souhaitons créer. Nous effectuons ensuite des dessins assez précis. L’image provient de cet ensemble d’éléments ; il faut un mois pour réaliser chaque image, une année pour une série entière.»
Quasi prophétique. La photographie est ainsi abordée à la manière des peintres du XIXe siècle, comme une étape technique d’avant la toile : «Notre démarche est avant tout picturale, mais nous utilisons les techniques et le matériel propres à la photographie noir et blanc. Nous altérons ensuite nos images par des procédés personnels, avant de repeindre directement par-dessus.»
Après avoir établi le cadre de la saynète, Robert pose et Shana photographie. Chaque prise de vue est une histoire, une mise en scène des relations qu’entretiennent l’homme et la nature. Mais au-delà d’une approche «environnementaliste» un peu béate, les ParkeHarrison élaborent un récit quasi prophétique d’un monde industriel voué au déclin. La texture des images, variant d’un sépia travaillé à un gris délavé, rend indéfinissable temps et lieux.
Empruntant aux mythologies et aux récits épiques, au roman d’anticipation ou à la bande dessinée, Shana et Robert ParkeHarrison semblent mettre à profit cent cinquante années d’histoire photographique. Impossible de ne pas penser aux montages surréalistes d’un Moholy-Nagy, aux cadres fantomatiques d’un Atget ou à l’emphase argentique d’un Dieter Appelt. Impossible de ne pas voir dans la gaucherie (par moment risible) du personnage un Buster Keaton frôlant la mort à chaque saut sur une poutrelle, dans ses machines torturées, un Méliès, dans son désoeuvrement, celui d’un Harry Crews ou d’un Larry Brown.
Comme si le monde s’était soudainement replié sur lui-même, n’offrant plus qu’une bicoque en bois comme alternative à la torpeur, les ParkeHarrison tiennent le journal de bord du dernier survivant, élégant mais condamné.
(Source : Bruno Masi/Libération)