J’aurais voulu raconter le film. Cela se fait de plus en plus et permet d’éviter de donner une opinion, surtout quand elle est indécise. Il ne s’agissait surtout pas, dans mon esprit, de proposer une critique allusive ou une mise en perspective. Non, simplement de suivre la narration des principaux épisodes d’une vie. Mais dans le film d’Andrei Ujica qui s’annonce comme l’autobiographie d’un dictateur, les entrées en matière des différents épisodes ne constituent de fait que des trous noirs. Je veux dire qu’ils commencent par des écrans noirs, sans intertitres, sans commentaires et d’une durée suffisamment marquée pour qu’on s’y arrête et qu’on écoute. Un son monte ; parfois une clameur, parfois un tremblement et on découvre alors que Bucarest n’est plus la même ou que la population a quitté le noir et blanc pour la couleur. Modernité des temps et archaïsme de la terre qui a tremblé.
La face du monde change : l’Amérique triomphe, les chefs d’Etats des pays communistes s’engourdissent dans la touffeur de l’été, on construit sur ce qu’on a démoli, les idoles changent après des procès bâclés et les files s’allongent devant les boutiques, autant que les figures. Après le noir, la plupart des spectateurs découvriront en fait des changements qui n’en sont pas.
Les plus âgés reconnaîtront les silhouettes de Dubcek ou de Chevarnadze, succédant à celles de Gorbatchev ou de Jaruzelski. Des interchangeables. Les plus jeunes comprendront encore plus facilement que les archives montrent un invariant quel que soit l’environnement festif : le couple qui est monté au sommet de la pyramide et qui en descendra d’un coup. Un invariant qui sombre peu à peu dans le ridicule tragique, dans l’horreur quotidienne, dans un n’importe quoi qui a la taille d’un pays et que chacun des habitants paye de sa vie, de sa souffrance ou de ses trahisons.
Mais je ne peux rien raconter car Il n’y a en fait pas de narration !Un film sans narration, est-ce possible ? Je veux dire sans narration vraiment linéaire, dans le vieillissement d’une vie, ou en aller et retour, entre les défilés et les scènes intimes. Eh bien non. Ce sont juste des images. En noir et blanc ou en couleurs, selon les époques ou les moyens à disposition. Des images peaufinées ou bien qui tremblent un peu. Mais des images qui avouent que l’œil des cameramen était là en permanence, témoin d’une vie d’apparence, de jeu, de folie. Que leur oeil était là pour courir après l’image. Une multitude d’yeux captifs et serviles qui à chaque minute capturent les épisodes d’une autobiographie en train de se constituer dans l’improvisation virtuose d’un homme sans culture qui a compris que les yeux qui doivent le regarder en permanence sont aussi les yeux qui lui permettent de regarder tous les hommes en les capturant par la répétition de l’image, en les fascinant par une parfaite omniprésence.
Ceaucescu et Fritz Lang même combat : Metropolis n’est plus une fiction, ou sinon c’est la vie d’un couple qui se conçoit comme fiction, improvisée en permanence sur un canevas préétabli. Un soap-opéra roumain proposé deux heures par jour, jour après jour, jusqu’à plus soif.
Si ce n’est ni un film de fiction, ni une hagiographie, pas plus qu’une narration, c’est donc un documentaire ? Un documentaire sous forme de constat ? Une vie dont le film se déroule, dans les derniers instants ? Oui, tout cela certainement. Et avec des images en mouvement dont l’accumulation est destinée à donner la nausée. Et je dois dire que de ce point de vue c’est réussi ! Le malaise enrobe en permanence les moments qui prêteraient à rire. Le malaise génère de l’inquiétude, puis de la terreur, même si la vraie terreur, celle des prisons, des camps de travail, des tortures, des exécutions, n’est jamais montrée. Pas plus que l’exécution des acteurs. Mais est-ce que les acteurs meurent vraiment ?
A quoi faut-il s’attendre alors ? A rien en fait ! Une série de cérémonies, de défilés, de spectacles, de discours, de rencontres, de voyages, d’avions qui décollent ou d’autres qui atterrissent, de visages qui vieillissent et transpirent la peur, un peu plus chaque année.
Il faut s’attendre à une ascension sans heurts, à la prison du pouvoir et au discours idéologique appliqué aux œuvres de l’esprit, puis appliqué au commerce, à l’industrie, à l’urbanisme, et bien sûr en final à l’esprit de tous. Au fur et à mesure où un homme, ou mieux un couple, se construit en vampirisant une nation, tout se banalise progressivement. Le faux et le réel se confondent ; le vrai faux fruit et le vrai mauvais pain, le faux sourire à côté –à l’égal – de la vraie grimace.Progressivement, tout se fissure, tout se détruit, avec et sans tremblement de terre, pour entrer finalement dans la pompe aspirante d’un palais qui devrait récapituler, ou totaliser, une nation toute entière : son intelligence, sa richesse, sa sève, sa beauté, sa joie de vivre.
Et ce palais là qui n’est rien d’autre que le château de la reine endormie, n’est pas plus qu’une fiction. Comment y croire en effet si on n’a pas vécu dans la prison de cette fiction là ? Une fiction mortelle qui épuise tout un peuple sans jamais provoquer un sourire sur les lèvres des deux vampires qui gisent, avec leur famille, au fond de la grotte.
La métaphore du trou noir prend alors tout son sens.Et pourtant après trois heures qui auraient pu être dix ou cent, je continue à me poser une double question : pour qui et selon quel point de vue ?
Pour qui ?
Ce film est fait, je crois, pour des Roumains ou pour ceux qui ont pu recevoir quelques clefs de lecture de la part de leurs amis roumains. Et sans doute, faut-il aussi avoir l’âge de l’histoire du Communisme, autrement dit, être néquand la guerre froide s’est enclenchée, avoir eu dix ans quand elle s’est durcie, quand le centre de l’Europe a basculé d’abord à Budapest, puis à Prague, dix années plus tard, puis à Varsovie, quinze années plus tard, puis, enfin, avoir eu quarante ans dans les rassemblements nocturnes près des églises et des murs, dans l’Allemagne de l’Est ou la Tchécoslovaquie. Quand enfin, par un effet d’épuisement, les flammes tremblantes des bougies vantaient l’espoir de faire voler les frontières par la seule force du murmure.
Pendant tout ce temps là, sur la base d’un ostracisme généralisé, puis d’une élimination systématique de l’intelligence, puis d’une éducation permanent du soupçon, puis d’un alignement des têtes et des cœurs, des personnages de roman populaire ont su convaincre le monde extérieur de leur indépendance dans cet espace tellement interdépendant du socialisme réel. Ils ont su convaincre de leur utilité géopolitique dans la balance Est – Ouest…et de la nécessité de fermer toutes les issues. Le chef, sans doute l’un des mieux considérés, est devenu le pire des dictateurs, engendrant le cauchemar le plus élaboré, le plus abouti ; celui qui pouvait sans presque de protestation, amener tout un peuple à la mort, dans le trou noir inéluctable.
Pour quel point de vue ?
J’ai déjà dit, je crois : le point de vue de la nausée. Mais ici, j’aurais besoin de l’aide de théoriciens du cinéma, tout particulièrement du documentaire. Je ne vois au premier regard que l’acharnement de l’archiviste. Retrouver tout ce qui a été filmé sur un plan officiel, depuis la mort de Gheorghe Gheorghiu-Dej, jusqu’au procès parodique. Comme si la vie contée du héros ne commençait qu’en 1965 !Manque donc alors la vraie naissance, la jeunesse…et la mort, qui est escamotée. Comme si la naissance datait du premier discours, et que la mort s’exprimait dans la plainte étonnée de celui que d’autres hommes accusent.
Une partie de volley-ball qui tourne au ridicule. Une plongée dans la mer. Quelques instants suspendus où la tête ressort de l’eau pour comprendre que la planète tourne toute seule, pour atteindre enfin le dernier souffle, quelques heures avant l’exécution. Une vie, comme dans la chanson de Louis Chedid. Travelling arrière et le film se termine.
Un homme et une femme qui se sont ridés dans l’opulence négligée d’un palais qui ressemble à un pull trop étiré, en sont les héros.
Un homme seul accueille Gorbatchev pour un sommet du Pacte de Varsovie dans la chaleur du mois de juillet. Tandis que le soviétique épuisé grommelle qu’il fait chaud, le conducator affirme mollement que le temps est agréable.
Circulez donc à l’ombre, le soleil y est artificiel et sous contrôle !
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