Si, tard le soir, vous quittez Ai Cugnai ('Pristi, paraît que les deux soeurs ont remis l'affaire ...), quelque soit votre ivresse, dirigez-vous vers la Salute, l’avant-dernier pont, celui de San Gregorio.
Oubliez la bienséance et posez le postérieur surle garde-fou d’Istrie, dos à lafondamenta Ca’Bala argentée de Pound.
Deux hommes viendront s’asseoir.
Un hommeet une photo: “De longues mèches d’ébène vrillées sur l’ivoire d’une cotonnade ouvragée, le menton et le regard volontaire. Je l’ai connue très jeune, très belle.”
Un homme et le regard perdu vers la coupole de Longhena: “Maurizio et moi, un peu ivre, mesurions la calle. Une enveloppe blanche au deuxième. Un bruit sourd. Nous nous retournons: l’enveloppe au sol, sans un cri. Je l’ai remontée sur sa couche. Cage d’escalier sans fin. Une perle rouge au coin des lèvres, une dentelle rubis à l’oreille. Ses yeux tristes et solitaires se sont accrochés aux miens. Ils se sont tus avec le premier silence de l’aurore.”
Que s’est-il passé, Constance?
Un malaise, comme ils aiment à dire?
Ou pire?
Le pire? Une histoire d’argent?
Je n’en crois rien!
Le pire? Horace Chase? Ton dernier enfant?
Toi et tes accouchements tourmentés!
Le pire? Henry? Ton seul amour?
Ne me dis pas… Je ne veux pas…
On l'aurait vu, Hernry James et ton gondolier, une soirée triste et revêche, tenter d’oublier tes effets dans les eaux noires de Venise. Comme autant d’Ophélie, une à une , tes sombres toilettes, de lagune gonflées, sont revenues à la surface pour emprisonner sa gondole…
Constance Fenimore Woolson, écrivain, petite-nièce de James Fenimore Cooper, est retrouvée agonisante, deux étages plus bas, à l’arrière de l’appartement qu’elle occupe au palazzo Semitecolo.
Nous sommes le 24 janvier 1894, il est une heure du matin.
Accident?
Suicide?
Que s’est-il passé, Constance?