Le sucre: une histoire douce-amère

Par Anne Onyme

Elizabeth Abbott
Fides
456 pages

Résumé:

Le sac de sucre que l’on trouve sur les tablettes du supermarché a des allures bien familières. Entre les mains d’un pâtissier, les minuscules grains blancs qu’il contient se transforment comme par magie en mets exquis auxquels il est bien difficile de résister. Le pouvoir de séduction du sucre se montre tellement grand que son apparition en Occident au XVIIIe siècle a provoqué une véritable révolution tant dans la façon de manger que dans celle de vivre.

Mon commentaire:

D'abord consommé par les nobles et les riches, le sucre symbolisait la richesse et l'opulence. Auparavant utilisé pour masquer le goût des médicaments concoctés à l'aide d'ingrédients dégoûtants, le sucre a doucement été introduit dans l'alimentation quotidienne. Bien souvent présenté sous forme de sculpture en fin de repas chez les nobles, le sucre a commencé à être ajouté dans le thé des anglais. La popularité des fins grains blancs a vite enfiévré les consommateurs qui, malgré le coût élevé, s'offraient du sucre. Une petite douceur pour affronter le quotidien.

Associé au plaisir, le sucre a fait rapidement des adeptes partout dans le monde. Les gens en voulaient toujours plus et les plantations faisaient des affaires d'or. Mais que cache vraiment notre sac de sucre? Guerres, violence, esclavage, conditions de travail épouvantables, abus, pouvoir, magouilles, racisme, vols, soulèvements, rébellions, drames humains et familiaux, mortalité infantile, drame écologique, épuisement des sols, exploitation à outrance des ressources, génocides, maladies, diabète, colonisation sauvage et j'en passe. Le sucre si doux au palais a maintenant un goût amer difficile à avaler...

Elizabeth Abbott est une historienne dont j'apprécie énormément le travail. Ses ouvrages sont passionnants et accessibles. À l'aide d'images concrètes et d'exemples trouvés dans les archives, elle nous raconte l'histoire douce-amère du sucre, une histoire qui se lit comme un roman. Aventures et passions sont au coeur de cette épopée sucrée qui s'est bien souvent terminée en bain de sang. Avides de produire toujours plus à moindre coût, les propriétaires de plantations n'hésitaient pas à affamer leurs esclaves; puis plus tard leurs employés, pour faire des profits et répondre à la demande grandissante pour le sucre.

Le livre nous mène sur les pas des premiers explorateurs puis de la découverte et de l'utilisation du sucre dans la vie quotidienne. Elizabeth Abbott nous plonge ensuite au coeur même des plantations en nous faisant vivre le quotidien des esclaves. On apprend beaucoup sur le fonctionnement d'une plantation, le déroulement du travail et l'organisation de la vie journalière. C'est passionnant et instructif, mais tellement triste et choquant! Pouvoir, violences, sévères punitions, viols et famines étaient le lot quotidien des hommes et des femmes travaillant dans les plantations. Le fonctionnement des plantations a peu évolué d'ailleurs du XVIIe au XIXe sicèle, jusqu'à l'arrivée des abolitionnistes. Beaucoup de travail a été fait par ceux qui croyaient en la liberté: anciens esclaves, hommes de lettres, femmes au foyer, etc. À la tête des familles et s'occupant des achats, les femmes anglaises de l'époque ont beaucoup milité pour l'abolition de l'esclavage.

De la colonisation sauvage de certaines parties du monde (on pense par exemple à l'esclavage des Taïnos et à leur complète disparition du Nouveau-Monde) en passant par Haïti, les Antilles et même la Louisiane, il en ressort des peuples complètement décimés, des familles déchirées, des enfants qui meurent de faim et de l'exploitation à outrance. La fin de l'esclavage n'a pas été ce que les abolitionnistes espéraient, elle n'a fait que transposer le problème sous d'autres formes. Des hordes de Mexicains et d'asiatiques sont engagés sur les plantations par la suite, à des salaires de crève-faims et dans des conditions épouvantables. Les magnats du sucre engageaient les employés en leur offrant des contrats de travail abusifs et ils les trompaient allègrement sur ce qui les attendaient sur les lieux de travail. Il s'agissait d'une autre forme d'esclavage, tout simplement.

Le sucre a aussi été à la tête de grands changements dans notre alimentation. Bien loin le temps où le sucre servait à masque le goût terrible des médicaments. Fortement incorporé à la cuisine de tous les jours, le sucre a révolutionné la façon de consommer et de s'alimenter. Il a aussi été à la base d'une alimentation rapide et du fast-food tel que nous le connaissons aussi. L'histoire du sucre est aussi l'histoire de notre alimentation et des grands changements jusqu'à aujourd'hui. Le sucre, c'est aussi la mélasse, le rhum, la mise en conserve, les sodas et l'éthanol.

Ce livre est passionnant et troublant à la fois. Il est dérangeant pour le lecteur de voir tout ce que l'homme a pu faire à travers les siècles pour un peu de sucre, précieux grains blancs ajoutés au thé, au café, au chocolat, dans les pâtisseries et les sucreries. Même aujourd'hui, en connaissant tout ce qui se cache derrière le sac de sucre si familier, en connaissant les problèmes de santé qui sont reliés à une trop grande consommation de sucre, serait-on capable de se passer de cette petite douceur? Le goût du sucre est tellement enraciné dans notre culture que j'en doute fortement...

Un excellent ouvrage sur une histoire sombre reliée à l'un des aliments qui, dans la tête des gens, est souvent relié au plaisir et à la récompense. On se gâte en goûtant un carré de chocolat à la fin d'une dure journée de travail, on ajoute du sucre à notre café pour adoucir une journée maussade. Douceur et plaisir. Mais aussi convoitise et violence, abus et pouvoir.

À lire, pour percevoir les choses différemment et comprendre tous les enjeux qui ont été reliés au sucre à travers le temps. 

Quelques extraits:

"Tant de larmes ont été versées pour le sucre qu'il aurait dû, à vrai dire, en perdre sa douceur." p.77

"À Cuba, l'esclave pouvait se racheter [...] en une fois ou en plusieurs versements. Un esclave valant 600$ qui ne donnait que 25$ devenait ainsi propriétaire d'un vingt-quatrième de lui-même." p.201

"Plus le sucre blanc devenait abordable, plus il devenait le symbole d'un statut social: c'était celui que l'on servait aux invités, la cassonade étant reléguée à la cuisine ou utilisée à des fins domestiques. Comme paramètre du snobisme, le sucre a joué un rôle remarquable: en bas la vulgaire mélasse, en haut le sucre blanc. Entre les deux, toutes les variétés de cassonade ou de sucre très ordinaire." p.366