C’est un rebondissement spectaculaire et très inattendu dans l’affaire Tapie : saisi par le Parti socialiste, le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, a demandé mardi 10 mai à la Cour de justice de la République (CJR) d’ouvrir une enquête contre la ministre de l’économie, Christine Lagarde, pour abus d’autorité dans l’arbitrage favorable à Bernard Tapie. Une instance de trois magistrats, la commission des requêtes de la CJR, tranchera.
Cette décision intervient alors que l’affaire Tapie, qui défraie la chronique politique depuis de très longues années, semblait en passe d’être étouffée. Ce sont les socialistes qui en sont donc à l’origine : ils avaient saisi le Parquet général du rôle joué par Christine Lagarde dans ce dossier, en s’appuyant notamment sur les conclusions des investigations récentes de la Cour des comptes.
Comme Mediapart l’a raconté dans un article récent (voir Tapie : les nouvelles preuves du scandale d’Etat), c’est le rapport d’information du président (PS) de la commission des finances, Jérôme Cahuzac, qui a mis le feu aux poudres. Dans ce rapport (il est ici), le dirigeant socialiste détaillait par le menu dans quelles conditions l’Etat a pris la décision de suspendre le cours de la justice ordinaire, qui tournait à son avantage, pour confier à un tribunal d’arbitres privés le soin de juger le conflit qui opposait le Consortium de réalisations (CDR, la structure publique de défaisance gérant les actifs douteux de l’ex-Crédit lyonnais) à Bernard Tapie, au sujet de la vente du groupe de sports Adidas.
Et, citant en certains passages, un récent « référé » de la Cour des comptes, il faisait les constats suivants : «Le compromis d’arbitrage, dont plusieurs conditions, notamment la renonciation à la possibilité d’un appel, présentaient de forts risques pour l’État, a été signé dans une version “différente du texte et des modifications qui ont été approuvés par le conseil d’administration du CDR”. La rédaction “En leur qualité de liquidateurs des époux Tapie, les parties B limitent le montant de l’ensemble de leurs demandes d’indemnisation à 50 millions d’euros” a été remplacée par la rédaction suivante : “En leur qualité de liquidateurs des époux Tapie, les parties B limitent le montant de l’ensemble de leurs demandes d’indemnisation d’un préjudice moral à 50 millions d’euros”. Ce point était pourtant de première importance pour les finances publiques dès lors que l’indemnisation d’un préjudice moral était laissée à la libre appréciation du juge, que la procédure d’arbitrage est confidentielle et échappe ainsi aux comparaisons et que les sommes n’avaient pas à supporter l’impôt.»
Et, citant toujours la Cour des comptes, Jérôme Cahuzac ajoutait: «L’ajout de l’expression “préjudice moral” est du seul fait du Président du CDR, entre la date d’approbation du compromis d’arbitrage par le conseil d’administration et celle de sa signature avec l’autre partie. Il s’agit d’une modification substantielle des conditions du compromis, dont le texte définitif n’a pas été délibéré par le conseil d’administration du CDR, n’a pas été porté à la connaissance de l’APE non plus qu’à celle de l’EPFR, dans un sens qui se révélera très favorable aux époux Tapie et très coûteux pour les finances publiques : jamais l’indemnisation d’un préjudice moral n’a été fixée à ce niveau là – 45 millions d’euros –, les références devant les juridictions ordinaires étant, au plus, de l’ordre du million d’euros, pour des peines d’emprisonnement très longues relevant de l’erreur judiciaire.»
Dans la foulée de ces remarques, Jérôme Cahuzac relevait aussi une autre critique que la Cour des comptes adresse aux gestionnaires de ce dossier: le recours était sans doute illégal. Cela a souvent été dit – et Mediapart l’a fréquemment pointé. Mais le fait que la critique soit validée par la Cour des comptes donnait à ce volet de l’affaire un autre relief.
Voici en particulier ce qu’écrivait Jérôme Cahuzac, citant par moments la Cour des comptes: «La validité juridique du recours à l’arbitrage était incertaine. Les précédents invoqués “ne valent pas garantie de légalité” et “aucun d’entre eux n’entrait dans le cadre d’un risque non chiffrable” – contrairement au conflit avec le groupe Tapie. Les clauses compromissoires visées par le protocole d’accord entre l’État et le Crédit lyonnais, ratifié par la loi, visaient des affaires dont ne faisait pas partie ce litige. “Il peut être considéré… qu’a contrario tout autre arbitrage qu’expressément mentionné n’est pas autorisé”. La Cour conclut que “compte tenu de ces incertitudes, il était nécessaire de s’assurer par toutes les voies appropriées, y compris la consultation du Conseil d’État, que le CDR était habilité à recourir à l’arbitrage pour le compte d’un établissement public”.»
Nouvelle catastrophique pour Sarkozy
Jérôme Cahuzac ajoutait: «On ne peut que s’interroger sur les motivations qui ont conduit le Gouvernement à s’engager
dans une voie juridique aussi incertaine dans ses fondements, dessaisissant de fait la justice ordinaire. L’argument avancé est d’avoir pu ainsi écarter les effets de certains éléments
constitutifs de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2006 qui auraient pu conduire la cour de renvoi à condamner l’État plus lourdement encore. Dans ce cas, pourquoi Bernard Tapie
a-t-il souhaité écarter la justice ordinaire en sollicitant lui-même avec insistance – par des demandes de janvier et août 2007 – son dessaisissement par le recours à une procédure arbitrale
considérée a priori comme défavorable à ses intérêts ? Cette interrogation est renforcée par la position constante de l’Agence des participations de l’État (APE), qui veille aux intérêts
financiers de l’État et avait, pour sa part, donné, dans plusieurs notes adressées à la ministre de l’économie, un avis très défavorable à la mise en œuvre d’une procédure arbitrale. Lorsque la
sentence sera rendue, elle préconisera, sans être suivie, un recours en annulation.»
Les faits révélés par la Cour des comptes et soulignés par le président de la commission des finances de l’Assemblée sont donc gravissimes. Ils viennent confirmer ce que l’on devine depuis de longs mois: le cours de la justice de la République a, sur ordre, été suspendu, pour que la balance penche en faveur de Bernard Tapie.
A l’époque, quand les socialistes avaient pris appui sur ces investigations de la Cour des comptes, pour saisir le Parquet général, Christine Lagarde avait eu une réaction sidérante : elle avait annoncé qu’elle envisageait de porter plainte contre ces mêmes dirigeants socialistes qui avaient pris cette initiative. Le PS s’en était inquiété, en soulevant cette interrogation : et dans le même mouvement, Christine Lagarde aura-t-elle la tentation de porter plainte contre la Cour des comptes?
Quoi qu’il en soit, voilà donc le scandale d’Etat qui rebondit au moment où on l’attendait le moins. A un an de l’élection présidentielle, c’est une nouvelle catastrophique pour Nicolas Sarkozy, qui est à l’origine de ce formidable cadeau fait à l’ex-homme d’affaires.
Par
merci à Section du Parti socialiste de l'île de ré