le poète
Automne de l’an 19 avant notre ère. Publius Virgilius va mourir. L’eau et le feu se sont-ils conjurés pour sa perte en cette terre vénérée de Grèce qu’il voulait visiter longuement et d’où il rentre en hâte, terrassé par la fièvre ? Il n’ira pas plus loin que Brundisium, pas plus loin que cette nuit, ou la prochaine ; puis les routes d’Italie conduiront la dépouille où elles voudront.
Il entend son sang brûlant battre à ses tempes, se brouiller les plaintes et les souvenirs, les peurs et les regrets. Ses yeux fouillent la pénombre de la chambre d’auberge où est venue s’échouer sa vie. Les silhouettes qui s’activent autour du lit lui sembleraient déjà des fantômes d’en bas, s’il ne sentait sur son front l’effleurement des mains, les linges glacés qu’on change.
Dans ce corps qui abdique, cet esprit qui largue les amarres, que reste-t-il de l’enfant de Mantoue courant joyeux la campagne cisalpine, en ce lopin familial de maigre aisance, ce temps de guerres tenaces ? Et du grand jeune homme brun, timide, impropre à plaider, comme indifférent même à vivre si ne montent en lui le chant des mots, la danse des rythmes, le frisson des légendes ; et de l’écrivain farouche qu’il faut prier de venir lire ses vers à la cour : qu’en reste-t-il en ce quinquagénaire qui va s’éteindre ? L’enfant, le jeune homme, le poète solitaire et fêté, tout est là, avec les figures de ses chants : Tityre, Mélibée, Didon, Enée, Turnus…
Non, pas Enée ! Il faut détruire l’immense poème. Inachevé, imparfait. Puisqu’il ne peut le corriger, qu’on le brûle ! « César, promets-moi, jure devant témoins, par tous nos dieux, que tu brûleras le manuscrit d’Aeneis. » César Auguste prend la main du poète frissonnant : « Non, Publius, je ne ferai pas un serment que je ne peux pas tenir. Cette oeuvre, tout Rome l’attend, c’est notre honneur, elle ne t’appartient plus. » L’agonisant retire vivement sa main, la tête oscille de droite et de gauche, le souffle s’accélère, les mâchoires se serrent. Il dépendra donc du despote jusqu’au tombeau !
Auguste s’est assis sur le rebord du lit. Il sait le pouvoir des mots, et qu’une voix impérieuse et douce sert mieux votre ascendant sur les êtres que la violence et l’effroi. « Ami, dit-il, plus encore que tes autres chefs-d’œuvre, l’épopée d’Enée nous est nécessaire. Le prince troyen, c’est nous, tels que nous nous voulons, dans notre filiation divine, héroïque ; c’est notre souffle national après tant de déchirements, et c’est ta gloire, Virgile, à jamais. Veux-tu, pour deux ou trois manques, que je ferai combler, détruire tout un poème qui dit au monde : Vous voyez bien que Rome a pu produire d’autres grandes choses que des cirques, des ponts, des routes et des soldats ! »
Les yeux de l’homme qui meurt en ces instants sont comme un lac de métal luisant sous la lune. Ils sont rivés à ceux de l’empereur assis à son chevet, mais déjà semblent voir au delà. Des larmes soudain s’y forment, et le prince se demande si c’est de rage impuissante ou de gratitude. « Publius, mon ami, tu le sais bien, toi, que l’action politique n’est rien, que les actes des rois sont comme des coups d’épée dans l’eau du temps, des ronds d’enfants sur le gouffre des choses, avec au fond la fatalité de l’échec. C’est toi l’homme important, c’est le poète ; le miracle, ce n’est pas ma puissance jusqu’au bout du cercle des terres : c’est par ta voix l’hymne radieux de notre peuple.
Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris
Je chante les armes et l’homme qui le premier des rivages de Troie
Italiam fato profugus laviniaque venit
Chassé par le destin atteignit l’Italie aux bords de Lavinium,
Litora, multum ille et terris iactatus et alto
Après bien des tourments sur les terres et sur mer… »
Auguste s’était levé pour réciter ces premiers vers de l’Enéide, le regard perdu dans l’embrasure. Quand ses yeux reviennent au lit d’agonie, la flamme de Virgile est éteinte, le souffle en allé, et le prince, tandis que montent des pleurs alentour, croit voir aux lèvres du poète mort comme un sourire.
le prince
Arion