La mort d’Oussama ben Laden a de nouveau mis en lumière le rôle trouble des services secrets pakistanais dans la lutte contre le terrorisme. Pour les États-Unis, la découverte du chef d’Al Qaïda à 75 km d’Islamabad ravive les inquiétudes quant à la stabilité du Pakistan et à la fiabilité de ses instances dirigeantes.
Asif Ali Zardari et Barack Obama, en janvier 2011.
« Justice est faite » a déclaré Barack Obama. Mais l’annonce de la mort d’Oussama Ben Laden a attiré le regard de l’opinion publique sur le rôle du Pakistan et les relations complexes entre les pouvoirs civils et militaires, qui assombrissent depuis hier les perspectives à venir.
La guerre n’est pas finie
Nombreux sont les analystes, comme Marc Thiessen de l’American Enterprise Institut, à mettre les Etats-Unis en garde contre un excès d’optimisme, alors que la nouvelle suscitait déjà, pour de nombreux citoyens américains, un espoir d’un désengagement rapide au Moyen-Orient. Le président Obama, sensible à la rhétorique anti-guerre d’une partie de son électorat, aurait pu être tenté d’utiliser cette victoire comme une opportunité de mettre fin à une longue campagne militaire.
L’administration devrait se rendre à l’évidence : il est peu probable que la disparition de l’ennemi numéro un des États-Unis neutralise durablement Al Qaïda. Comme l’expliquait avec humour Marc Thiessen, « Ayman Zawahiri ne répondra pas à l’assassinat d’Oussama Ben Laden en faisant ses valises et en retournant faire de la médecine ». En d’autre termes, le mouvement terroriste a gardé toute sa dangerosité. Selon Gilles Kepel, Ben Laden en était surtout le financier, mais son idéologue s’avère en réalité être le docteur Ayman al-Zawahiri qui, lui, est toujours libre de planifier de nouvelles attaques.
Mais la principale raison qui devrait présider à la poursuite de la guerre en Afghanistan concerne le risque de déstabilisation du Pakistan. À ce sujet, l’opération qui a conduit à éliminer ben Laden a permis aux renseignements américains de tirer bien des leçons.
Leon Hadar, du CATO Institute, rappelait quelques heures avant l’annonce de la mort de ben Laden l’action de la précédente administration Bush : « [celle-ci] a désigné en 2004 le Pakistan comme un allié majeur, extérieur à l’OTAN. Le Secrétaire d’Etat Colin L. Powell déclarait ’les États-Unis se tiennent avec le Pakistan’, soulignant l’engagement d’Islamabad à coopérer avec Washington pour combattre Al Qaïda et d’autres groupes terroristes en Asie du Sud« . Mais la relation entre les deux pays s’est nettement dégradée depuis plusieurs années. De leur côté, les Pakistanais reprochent aux Américains plusieurs violations de leur espace aérien, sans consultation, par les drones Predators, responsables de plusieurs « bavures », et l’absence de coopération dans les activités secrètes de la CIA dans leur pays. Quant aux États-Unis, ils dénoncent depuis longtemps les liens troubles qu’entretient l’ISI (Inter Services Intelligence, les services de renseignements pakistanais, véritable « pouvoir dans le pouvoir ») avec un grand nombre de réseaux terroristes, afin de profiter de la déstabilisation de ses voisins.
Les États-Unis doivent-ils poursuivre leur aide au développement ?
Le Pakistan « a contribué grandement à nos efforts pour démanteler Al Qaïda », déclarait lundi la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton. « En fait, la coopération [...] a contribué à nous conduire à ben Laden et au complexe dans lequel il se cachait. » Toutefois, il n’est toujours pas certain que les services pakistanais aient été impliqués dans la mission qui a envoyé deux hélicoptères d’Afghanistan pour tuer Oussama ben Laden. Signe de la méfiance grandissante qu’entretiennent les Américain pour l’ISI, Leon Panetta, Directeur de la CIA, déclarait dans un entretien accordé au Time : «Nous avons décidé qu’une collaboration avec les Pakistanais risquait de mettre en péril la mission : ils auraient pu alerter les cibles. »
De son côté, le Pakistan s’est dit préoccupé mardi par l’opération américaine, estimant que de telles « actions unilatérales non autorisées » ne devraient pas se reproduire. Tout en niant avoir eu connaissance de cette action, le ministère pakistanais des Affaires étrangères a affirmé que « ces actions sapent la coopération et représentent parfois aussi une menace pour la paix et la sécurité internationales». Des deux côtés, les frustrations sont palpables.
À Washington, les représentants américains ont semblé prendre l’affaire très au sérieux. « Dans une ville où l’armée pakistanaise et les propres services de renseignement occupaient une part importante de la zone urbaine, Al Qaïda semble avoir construit un immense complexe, entouré par des murs aussi hauts que 5,5 mètres, protégés par des barbelés », s’étonnait le Sénateur Carl Levin (D) du Michigan, qui préside le Comité sénatorial des forces armées. Il s’exprimait lors du débat mardi sur une résolution du Congrès visant à réduire les aides au Pakistan, à moins que celui-ci ne certifie ne pas aider les réseaux terroristes. La question est désormais de savoir si les Etats-Unis doivent poursuivre l’aide militaire et, surtout, au développement, à une nation qui n’œuvre pas à l’élimination d’Al Qaïda.
Une relation ambiguë et dégradée
Les deux pays ont cependant encore besoin l’un de l’autre. Comme le confirme Shuja Nawaz, de l’Atlantic Council, le Pakistan serait dans une situation économique catastrophiques sans les aides américaines : « Depuis 2001, les États-Unis ont également versé au pays $13 milliards en aide militaire et de $6,6 milliards en aide économique, avec plus à venir ». De leur côté, les Américains ont encore besoin du Pakistan afin de stabiliser l’Afghanistan avant le retrait programmé en juin prochain. Et sans les services pakistanais, il sera très difficile de démanteler les enclaves talibanes dans les zones tribales à la frontière entre les deux pays.
Il y a donc un enjeu majeur pour Washington à rebâtir une relation de confiance avec Islamabad, dont l’économie et les luttes politiques sont autant de sujets d’inquiétudes. Les violences ethniques et le chômage sont en augmentation, les ressources énergétique et alimentaires en baisse. Tous les éléments semblent réunis pour une déflagration en cas d’échec américain en Afghanistan. Ultime poison, sans doute, qu’Oussama ben Laden a laissé aux Américains dans sa stratégie d’embrasement généralisé. Avec sa mort, l’Amérique pourrait bien avoir découvert l’ampleur de dangers plus grands encore pour sa sécurité. Pour Radley Balko du magazine Reason, oui, ben Laden l’homme est bien mort. Mais il a obtenu tout ce qu’il a entrepris, et beaucoup plus encore.
Publié originellement par Le Bulletin d’Amérique.