Pierrelouis, ou la naissance d'un super-héros

Publié le 07 février 2008 par Mlle A
Pierrelouis a 10 ans. Il rentre de l'école, comme tous les soirs, sur son fier destrier, son vélo, à travers la campagne. Il connaît bien le coin, pour sûr, il y a grandit. Il passe à côté du champ du gros Jean, et siffle le vieux canasson qui a l'air plus empaillé que jamais. Il évite le nid-de-poule qui lui a valu sa petite cicatrice au menton, il y a deux ans. Au loin, le grand chêne. Il sait qu'il n'est plus très loin de la maison à présent. Helliot, son épagneul vient à se rencontre. Il sautille à ses côtés, humant à tout va, l'âme du chasseur en éveil. Bien que ce soit toujours le cas, Pierrelouis trouve qu'Helliot a l'air un peu plus excité que d'habitude. Le vent chasse cette pensée fugace et l'enfant se contente de respirer très fort ce bon air frais. Un peu trop frais d'ailleurs. Une goutte d'eau glacée vient lui couler sur la nuque. Et puis soudain, sans prévenir, des trombes d'eau. Helliot jappe, en lui jetant des regards inquiets. Comme Pierrelouis n'arrive de toute façon plus tellement à avancer, il se réfugie sous le chêne. Et prend son chien dans ses bras. Plus pour se rassurer, lui, que pour rassurer la pauvre bête.
Pourtant, il sait que lors des orages, il faut éviter les arbres. Mais à dix ans, on ne pense pas à ce genre de chose. On se dit juste qu'il fait froid, que c'est désagréable d'être mouillé et tremblant, et qu'on rentrerait bien boire un bon chocolat chaud. Et on ne voit pas venir la foudre. Et pourtant.

Pierrelouis a 20 ans. Dans sa glace, il voit la cicatrice sur son épaule, qui lui rappelle qu'il y a dix ans, il a été frappé par la foudre. Les gens n'en étaient pas revenu qu'il s'en sorte. Lui non plus. Une nouvelle vie s'offrait à lui. Ses parents avaient déménagé. Ils avaient choisi la ville "plus sûre". Il n'avait pas été le seul à trouver cela paradoxal. Et pourtant, jamais il n'avait eu de souci. Il s'entendait toujours bien avec les gens. Même quand ceux-ci s'énervaient. Il avait l'impression que sa zenitude personnelle avait un effet sur eux. Ce soir, par contre, ça n'avait pas marché. A cette pensée, il sourit mais sa lèvre fendue le tirailla. A vouloir jouer le héros auprès des donzelles en détresse, il s'était pris une droite à la sortie du Club 77. Pourtant, d'habitude, quand les choses commençaient à s'envenimer, il lui suffisait de poser sa main une seconde sur l'épaule du querelleur, de lui prendre la main, de dire quelques mots et le conflit était comme désamorcé. On avait toujours loué sa capacité à jouer le négociateur, le pacificateur. Tout en désinfectant sa plaie, il se rendit compte que ce soir, pour la première fois, il n'avait pas pu toucher l'agresseur. Le gros costaud ne lui en avait même pas laissé le temps en l'envoyant au tapis. Alors que jusqu'ici, maintenant qu'il y réfléchissait vraiment, il avait toujours pu toucher les gens. En 2001, à la soirée de la fac de médecine, où Valentin un peu pété avait surpris sa copine en train de le tromper et commencé à la tabasser. Le seul fait de le prendre par les épaules pour le repousser l'avait comme anesthésié. Sur le coup, il l'avait cru en état de choc. Et deux ans plus tard, lorsque Justine l'avait giflé, hystérique, en apprenant qu'il la quittait, il avait saisi sa main et elle s'était calmée aussitôt. Tous les souvenirs lui revenaient en masse, alors qu'il s'asseyait au bord de la baignoire. Sous le choc. Il passa sa main sur l'épaule, et au contact de sa cicatrice, il vacilla. Et si… Et si le choc de la foudre avait déclenché une sorte de super pouvoir ? Et si d'un simple contact, il pouvait comme absorber la violence d'autrui ?

Pierrelouis a 25 ans. Et il est fatigué. Voilà cinq ans qu'il a eu sa révélation. Depuis, chaque jour, il n'avait cessé de mettre à l'épreuve sa théorie, s'interposant lors des bagarres, des petits et grands conflits. Se mettant en danger un peu plus chaque jour. S'abîmant un peu plus chaque jour. Non seulement il s'était rendu compte qu'il avait vraiment la capacité d'absorber la colère d'autrui, mais aussi que plus le sentiment était violent, et plus il lui était difficile à lui de le supporter, après coup. De l'évacuer. Testant ses limites. Aujourd'hui, c'est son  anniversaire. A nouveau, face au miroir, il a l'impression d'avoir dix ans de plus. Son corps porte en lui le témoignage de ses années conflictuelles, comme une carte parsemée d'accidents. Mille petites cicatrices dispersées sur sa peau. Il est fatigué.
Mais, ce soir encore, il décide de sortir. Plus par habitude que par envie. Il erre dans les rues. Les gens baissent les yeux à son passage. Il se demande s'il leur fait peur. Il regarde son reflet dans une vitrine et se dit que lui-même aurait peur en se croisant. Ses pas l'amènent au bord du Canal Saint Martin. Le bruit de l'eau calme son esprit. Il se détend un peu. Et soudain, il se décide. Il va tout arrêter. Ca y'est, il s'est tout prouvé. Il n'a plus rien à comprendre, à voir. Aujourd'hui, c'est justement le bon jour pour ça. Pour son anniversaire, prendre un nouveau départ. Il se sent soulagé. Tellement soulagé. Il sourit même.

Des éclats de voix attirent alors son attention. Il se rapproche et aperçoit une jeune femme, en proie à deux petites frappes. Files-nous ton sac. Non. Elle ne lâche pas. Et pourtant, elle n'a pas l'air d'avoir peur. Il la trouve belle. Alors malgré sa décision, il décide d'intervenir. Il interpelle les deux hommes, en s'approchant. Le premier prend peur et détale. Le second le toise. Qu'est-ce tu veux, toi. Tu fais le malin hein. Laisse la tranquille. Rire sec. Me touche pas. Laisse la tranquille. Va-t-en maintenant. Mais… Mais je ne comprends pas. Je… Va-t-en maintenant. Alors que le second homme part, un peu hébété, PierreLouis s'en veut. Il s'était dit qu'il ne le ferait plus. Mais c'est comme si son pouvoir vivait en lui, malgré lui, et le menait. La jeune femme s'approche. Sans un mot, elle lui sert l'épaule, d'une main douce, mais ferme. Et, sans qu'il ne puisse le contrôler, des larmes coulent. Il a envie de chialer tout ce qu'il a gardé en lui tout ce temps, toute la colère des autres, qui sort en vagues, déferlant sur ses joues, et tombant au sol. Il a l'impression à présent que cela se transforme en mare. Et la mare grandit, et coule, en filet le long de la rue légèrement en pente. Ce mini-fleuve va rejoindre l'eau du canal. Il ne comprend pas, il n'arrive plus à s'arrêter. Quand le flot se tarit, il se sent étrangement bien. Lavé. Il regarde la jeune femme. Elle dit : Ca va aller maintenant. C'est sorti. Ca ne reviendra plus. Il ne comprend pas. Il ne comprend pas, mais il sait. Il sait qu'elle aussi, elle a un pouvoir. Il la regarde encore, mieux, plus fort. Elle sait aussi. Ils se sourient.