« Un alanguissement me vient, qui sera oublié dans une heure, mais qui ressemble beaucouuni trop, hélas à ces choses que nous appelons amour, tendresse, affection, et que nous voudrions tâcher de croire grandes et nobles. De tels effets sont pour nous donner la très effrayante preuve de la matière, rien que matière, dont nous sommes pétris, et du néant d'après... »(Pierre Loti, Japonerie d'Automne)Cédant à l’irrésistible retour du soleil, au discret piaillement de quelques volatiles précoces, cet après-midi je me suis permis de lire en quasi extérieur. J’ai saisi une « chaise de jardin », qui vierge de tout séant à supporter depuis bientôt six mois commençait à péricliter, et j’ai lu… Oh pas grand-chose ! trois essais vachards de Philippe Muray (trois assassinats sanguinolents un peu forcés), deux chroniques de Bernard Frank (deux faux panégyriques confortables) et quelques pages de l’Amica, América de Jean Giraudoux. Il y a trois jours j’avais laissé Giraudoux sur un quai new-yorkais avec l’atlantique et la France derrière lui. Un steamer fumant était encore un peu là et une fanfare fanfaronnait… Quelques phrases plus tard, la fumée et l’hélicon oublié, je retrouve Giraudoux en pleine Nouvelle-Angleterre, il y papillonne autour et sur un lac, la campagne est belle, les mots sont charmants avec cette pointe de désuet fantomal qui fait toute la différence. Giraudoux en encore en uniforme 14/18, l’Amérique est douce, en Europe on meurt beaucoup. L’américain y trépassera bientôt lui aussi, c’est le « vrai thème » de ce court récit de voyage… Pour le reste, voilà la suite de mon faux journal à goût télégraphique, il y sera principalement question de météorologie et de livres, le reste ne me semble pas très important… 2 janvier.- Vague froideur. Sur les conseils de Michel Houellebecq, lu le Jeune Couple de Jean Louis Curtis. Disons que c’est un livre assez barthéso-péréco-debordien et que l’on y distingue, confusément, comment la « dictature de la marchandise » prend possession de tout ; comment même les choses manufacturées traficotent l’intime jusqu’à le faire exploser en plein vol (même le sentiment amoureux) . Légère tendance vieillotte soixante, quelque chose de Marie Claire Godard lisant l’Express. Curtis plante un peu toujours le même clou socio et on a parfois envie de lui crier « rate-toi un peu ! tape-toi un peu sur les doigts ! ». Bon, disons que ce n’est quand même pas si mal Entamé le pavé Muray (ses Essais), peut-être du vieillot quatre vingt-dix qui s’ignore ?3 janvier.- Froideur. Relu en partie le Gamiani du freluquet Musset. C’est l’un de ces ouvrages follement érotiques que l’on est censé lire d’une main, l’autre main pouvant être occupée par des tâches multiples et variées : saluer les voisins qui passent, « faire » les vitres, se curer l’appendice nasal, se curer les oreilles voire le nombril… bref un bon machin plein de mots licencieux pour les non-manchots qui aiment bien s’auto chatouiller. Jeune, et déjà presque pubère, j’avais extirpé ce machin libidineux de l’enfer d’une bibliothèque pour tout dire quasi paternelle. J’avais trouvé cette lecture plutôt rigolote. Il faut dire qu’à l’époque j’étais déjà vaguement ambidextre. Je le suis encore à présent (presbyte aussi), mais je rigole beaucoup moins.6 janvier.- Vent. Hausse sensible des températures. Adolescent mou et plus comateux qu’un lémurien en pleine sieste j’ai été radié à vie de la bibliothèque municipale de Lyon. Il faut dire que je n’avais pas rendu un livre sur le triangle des Bermudes en temps et en heure. Il faut même dire que j’avais échangé ce livre contre un demi-paquet de cigarettes (des Camel). Le type avec qui j’avais fait affaire était un être globalement biscornu. Un pré geek, fan de maquettes, qui portait des lunettes pleines de gras et qui cachait chez lui, sous le matelas, des revues pornographiques importées d’Espagne. En dehors de tout ça, l’olibrius était très bon en maths. Plus raide que la jambe en bois du capitaine crochet il lui arrivait parfois de tirer à la carabine à plombs sur les oiseaux environnants (et même, chose plus problématique, sur les passants !) C’était aussi un éminent kleptomane, capable de voler tout ce qui se présentait devant sa main experte : compas, porte-mine, équerre, double décimètre, scotch, anorak, disque de hard rock, revues pornographiques importées d’Espagne, livres sur l’astronomie, livres sur le modélisme, livres sur le triangle des Bermudes, veaux, vaches, cochons…7 janvier.- Vent. Douceur relative. Je crois en l’homme lorsque je ne le vois pas. Loin de lui je crois en lui. Il m’arrive même de penser à lui (oui je pense parfois à ce gibbon gigotant dans sa cage). Loin de lui j’oublie ses grimaces, je rêve à ce qu’il pourrait être, je ne me souviens plus de ce qu’il est.« Ou aveugle ou solitaire : il n’est pas d’autre état où l’on garde de la tendresse pour l’homme. »Relu quelques poèmes du dénommé Rimbaud. Ils sont loin d’être surfaits.10 janvier.- Beau temps, presque doux… Si je peux approuver et tamponner certaines des idées et thèses de Philippe Muray, je reste par contre méfiant devant leurs contours systématiques ; contours qui me semblent à l’usage souvent suspects (voire pire). C’est un bon polémiste, un bon critique littéraire (au beau style), mais il fait toujours mine de ne rien vendre tout en vendant quelque chose (de politique, de sournoisement politique). Ses suiveurs, nombreux et faibles, on le tort de me donner raison, tant de Muray ils n’ont gardé que le systématique et en aucun cas le talent.15 janvier.- Douceur printanière. Stendhal, les Privilèges. Court bréviaire où l’ami Beyle recense vingt-trois « privilèges » tous plus croquignolets les uns que les autres : disparition de la douleur, invulnérabilité, omniscience… des napoléons d’or vous poussent dans les poches, les femmes tombent instantanément sous votre charme, le gibier sous votre fusil, et sous votre fourchette la viande est toujours bonne… Cette courte lecture est très agréable, l’on ne s’y ennuie jamais et l’ami Beyle est quand même assez drôle. (L’un des axiomes stendhaliens veut qu’il n’y ait jamais d’ennui, sinon…) Le Savoir vivre et savoir s’habiller d’Eugène Marsan est très bien, exquis dans ses façons de décrire la politesse début de siècle (dernier). On y apprend comment soulever son chapeau, comment tendre une main et serrer une autre main, comment recevoir et être reçu, comment, et où, s’asseoir dans un fiacre ; toutes choses très utiles… (Marsan ce « Maurras en dentelle », membre du club des longues moustaches, ennemi de la vulgarité, chantre des bonnes manières… Il y a de la matière à triturer chez lui…)16 janvier.- Beau temps doux. Entamé le Vin des rues de Robert Giraud. Très bon, pouetique, ivrognesque, argotique et tout. Avec une belle gueule d’atmosphère, ce genre-là. Et puis des psychogéographes qui s’ignorent, des psychogéographes qui partent à la chasse aux mégots, qui finissent au petit matin, domiciliés fixes, dans une chambre de bonne ou qui finissent vissés sur un banc avec un litron qui dépasse de la poche, une pute aveugle assise sur leur droite… des bons gars en somme. Et puis des nouvelles d’un monde perdu que l’on a l’âge d’avoir connu : cette odeur de javel sur le pavé, les poignées en cuir dans les transports en commun, les hygiaphones, les poinçonneurs, le vrai vin rouge et le tabac gris…17 janvier.- Beau temps, froid en matinée. La main de l’un dans le rêve de l’autre. Le sommeil peut tirer des larmes à qui sait le regarder. Cet abandon, ce corps si docile, en sécession, cette respiration, ce souffle qui parle plus haut que la vie, ce rythme touchant et pacifique, sans haine, dans une confiance admirable où tout est livré, c’est l’inverse de la mort, où tout se retire dans un vide horrible où tout n’est plus qu’un dans une unicité abjecte ; l’unicité abjecte d’une enveloppe vide qui ne songe plus.24 janvier.- Semi-froideur Je n’ai cessé de bondir en lisant le court opuscule indigné de Stephane Hessel. J’ai bondi en poussant une multitude de petits cris : « mais qu’il est bête », « idiot ! », « vieux schnock ! »… Bon à la longue j’ai cessé de bondir, mes cris me sont restés coincés dans la gorge et je me suis dit à quoi bon… de toutes les façons qui suis-je pour critiquer un type si conséquent, un type si considérable et courageux, moi qui sous la moindre occupation aurait sans doute été plus discret et dégagé qu’autre chose ? Qui suis-je hein !? Bon quand même une simple constatation : l’indignation d’Hessel ne se conçoit que comme censément positive alors qu’il devait bien y avoir des nazis indignés, non ? Croire que les salauds sont toujours cyniques, voulant le mal alors qu’il y a tellement de salauds sincères, tellement de salauds persuadés de faire le bien, croire cela me paraît dangereux. Quant à l’analogie entre les années 40 et « nos » années elle me semble si ce n’est dangereuse tout au moins oublieuse… Comparer totalitarisme et droite libérale (même la pire…) c’est faire fit de quelques détails importants : les cadavres d’un côté et la démocratie de l’autre… La démocratie au chacun devrait toujours avoir la bonne idée de faire triompher l’utile et le moins pire… (Il y a tellement de bulletins de vote indignés, qui ne servent qu’à conforter l’indignation, c’est souvent un problème…) 27 janvier.- Temps mou, sournoisement humide, vaguement froid. Humeur maussade, globalement démobilisée devant l’adversité. Lu le Carnet de M. du Paur de Paul Jean Toulet. Ce court opuscule est trouvable sur la « toile ». Il est rempli d' aphorismes, parfois faiblards et un peu faciles, souvent plus spirituels et frôlant le méchant… (De la misanthropie, beaucoup de misogynie…) « On rencontre chez les personnes mûres un habile abandon, une commodité, on ne sait quoi qui insensiblement engage. Tels ces livres qu’a fatigués mainte lecture, mais qu’on retrouve avec plaisir : qui, d’eux-mêmes, s’ouvrent aux bonnes pages. » Ah oui sinon ! Saviez-vous qu’en Inde la fiente des vaches sacrées tombe avec les étoiles ? Saviez-vous que la bouse verte des éléphants blancs forme une longue prairie où l’hindou aime à gambader ? Le saviez-vous ?29 janvier.- N’ayant eu ni l’envie, encore moins le courage, de sortir en dehors de mon (chez) moi, je ne saurais vraiment dire s’il y faisait si froid que ça aujourd’hui. Ayant simplement entrouvert l’une de mes fenêtres j’ai tout de même ressenti quelque chose de glacial venant de cet extérieur problématique. Entamé les Ombres Chinoises de Simon Leys. La queue de comète de la révolution culturelle. Orwell est déjà là, Coca Cola viendra plus tard. Disons que le tout est merveilleusement écrit, informé, instruit… Leys parle et analyse en passager clandestin, un passager clandestin caché dans la fameuse queue de comète évoquée plus haut ; cela ne manque pas de comique, d’ironie et d’acrobaties.2.
« Hélas ! oh hélas ! Les contours ne s’enferment plus ; les coins se heurtent et les creux tintent le vide : est-ce là le dépositaire choisi ? A-t-il perdu la forme de mon âme ?Plutôt, est-ce mon âme dont la forme a gauchi ? »Pour le reste si je suis encore chez Segalen, je suis aussi toujours chez Chadourne, un peu dans Muray et j’entame le désert de Loti…27 février.- Froideur. Pour autant que je me souvienne, voilà la liste des liquides que j’ai partagés et ingurgités hier soir : 1664. Cerdon, Pinot Gris, Mâcon rouge, Rhum de Mayotte (3 fois, une fois de trop). Et voilà la liste des choses que j’ai ingurgitées ce matin : Efferalgan (3 fois), Coca Zero (sans gaz)Un peu ennuyé par le désert de Loti. Il est possible que mon problème avec toutes les histoires de désert (Lawrence, le Clézio, Rommel…) soit plus profond que je ne le présuppose. Peut-être ce grand vide ?28 février.- Froid. Concédant au modernisme le plus échevelé qui soit j’ai fait l’acquisition d’un ebook-reader ! Comble d’ironie cet appareil m’a permis de lire une multitude d’auteurs plus oubliés les uns que les autres : Charles Du Bos, André Lafon, Eugène Marsan, Ramón Gómez de la Serna, Hugues Rebell, Louis Chadourne, Georges Duhamel, Henri de Regnier… En somme, la technologie au service du désuet ! 3.