Envie de ... résumer :
Prétextat Tach, prix Nobel de littérature, n'a plus que deux mois à vivre. Des journalistes du monde entier sollicitent des interviews de l'écrivain que sa misanthropie tient reclus depuis des années. Quatre seulement vont le rencontrer, dont il se jouera selon une dialectique où la mauvaise foi et la logique se télescopent. La cinquième lui tiendra tête, il se prendra au jeu.
Envie de ... donner mon avis :
Autant faire mon mea culpa tout de suite : je n'avais jamais lu de livre d'Amélie Nothomb jusqu'à aujourd'hui. Désireuse de remédier à cette lacune dans ma culture livresque, je décidai il y a quelques jours de me procurer l'un de ses romans. Je trouve toujours très intéressant et stimulant, intellectuellement parlant, de découvrir l'univers d'un auteur, surtout lorsque ce dernier est, comme en l'occurrence, un écrivain qui est déjà durablement ancré dans le monde littéraire.Fascinée devant le nombre important de romans déjà publiés par Amélie Nothomb, je finis par me lancer dans la lecture de son tout premier roman, écrit en 1992 à l'âge de vingt-cinq ans : "Hygiène de l'assassin".
Si je devais donner un avis global, une impression d'ensemble sur ce premier roman qui m'a fait découvrir Amélie Nothomb, je dirais, pour commencer, que j'ai beaucoup aimé. Je comprends désormais les critiques littéraires qui ont toujours usé de l'adjectif "décalé" pour évoquer le style de cet écrivain. En effet, le style d'Amélie Nothomb n'a vraiment rien de banal. En cela, ce roman saura satisfaire tous ceux qui, comme moi, recherchent perpétuellement le livre "différent", original, celui qui sort de l'ordinaire, celui qu'on termine en se disant qu'on n'aurait pas lu ça n'importe où.
A l'origine du roman, un point de départ simple : l'écrivain Prix Nobel de littérature Prétextat Tach, quatre-vingt-trois ans, est sur le point de mourir d'un cancer des cartilages ("syndrome d'Elzenveiverplatz", fruit de l'imagination d'Amélie Nothomb !). Suite à l'annonce de la nouvelle de son décès imminent, des journalistes affluent pour interviewer l'écrivain. L'histoire aurait pu être on-ne-peut-plus plate et commune ... Seulement voilà, Prétextat Tach est bien loin d'être un gentil petit vieillard agonisant, disposé à se confier généreusement aux journalistes zélés qui vont venir l'interroger. Non.
Vieillard infect, obèse, misogyne et misanthrope, Tach se décrit lui-même tantôt comme un "tas de saindoux", tantôt comme un "génie" ou un "titan exilé". Imbu de sa personne et convaincu de son talent ("un vrai, un pur, un grand, un génial écrivain comme moi"), le vieil homme va jusqu'à comparer sa vie au sacrifice du Christ : "Crever d'une crucifixion, banale comme la pluie à l'époque, ou d'un syndrome rarissime, vous trouvez que ça revient au même ?"
Celui qui n'a aucun scrupule à traiter Madame de Lafayette de "midinette", arrache même les pages superflues de "La Princesse de Clêves" ! Ne tarissant pas d'éloges sur son œuvre à lui, l'écrivain se félicite même que ses livres ne soient pas lus, parce qu'il estime que personne ne peut les comprendre ! Par leur regard trivial, les lecteurs saliraient les "beautés" nées de sa plume : "Au fond, les gens ne lisent pas ; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou s'ils comprennent, ils oublient ". Amélie Nothomb use jusqu'au bout du registre cynique et jette ainsi un regard noir sur l'écriture ("nocive") et la lecture ...
Alternant entre "perles" et "cochonneries", détestable et répugnant, le vieillard va pousser les journalistes dans leurs derniers retranchements, en jouant habilement des cartes du dégoût et de l'écœurement qu'il est bien conscient d'inspirer : qu'il s'agisse des tripes rissolées à la graisse d'oie qu'il prend au petit déjeuner, de ses comparaisons douteuses ou de ses opinions racistes ou misogynes tout bonnement scandaleuses, Prétextat Tach désarme les journalistes qui l'interrogent les uns après les autres. Tous y laisseront des plumes ... Tous, sauf une. Une journaliste qui s'est jurée de l'affronter jusqu'au bout.
Sacré défi, me direz-vous, pour cette jeune femme, que de vouloir tenir tête à un vieillard abject et cruel pour qui les femmes sont toutes des "boudins", des "esclaves laides, bêtes, méchantes et sans charme". Rien que ça !
Après avoir injurié son interlocutrice ("petite femelle prétentieuse"), celui qui qualifie les seins de "protubérances femelles" (charmant encore !) se voit sommé d'expliquer sa "ménopause littéraire", à l'âge de cinquante-neuf ans, vingt-quatre ans plus tôt. En effet, la journaliste aimerait connaître les raisons qui ont poussé l'écrivain à laisser son dernier roman inachevé.
Commence alors entre les deux personnages une joute verbale sans merci, où déstabilisation, supplice intellectuel et manipulation se juxtaposent sans relâche. C'est d'ailleurs pour exprimer avec suffisamment d'intensité cet échange insolite, sordide et malsain, que le roman est presque entièrement rédigé sous forme de dialogues. En effet, seul le dialogue était à même de nous faire ressentir toute la tension et tout le malaise qui vont naître progressivement du face-à-face hargneux entre les deux personnages. Face à un Prétextat Tach déroutant, désarmant et exaspérant, entraînée dans un jeu de pouvoir pervers, la journaliste va devoir manifester un sang-froid à toute épreuve pour obtenir de l'écrivain qu'il accepte de faire la lumière sur son passé. Un passé trouble, entre obsession de la pureté et exaltation de la jeunesse ...
Je ne peux que vous recommander la lecture de ce roman, que vous soyez déjà habitué(e)s au style d'Amélie Nothomb ou non. Sa griffe singulière nous offre ici un roman aussi sombre que dérangeant, au dénouement inattendu et pétrifiant, qui ne peut laisser indifférent.Sous des allures d'interview ordinaire, l'échange se transforme en une véritable plongée dans l'enfance et la vie de Prétextat Tach, plongée ponctuée de révélations pourtant inexprimables, dont la journaliste et l'écrivain lui-même ne ressortiront pas indemnes ...
"Hygiène de l'assassin" a été adapté au théâtre (1998 et 2008) et à l'opéra (1995) mais aussi au cinéma, par François Ruggieri en 1999, avec Jean Yanne et Barbara Schulz dans les deux rôles principaux. Pour ce qui est du film, je n'ai pas encore pu me le procurer, mais il semblerait que Prétextat Tach y apparaisse moins écœurant que dans le livre.
En 1993, "Hygiène de l'assassin" a valu à Amélie Nothomb les Prix René Fallet et Alain-Fournier. Pourtant, son manuscrit avait d'abord été refusé par Philippe Sollers chez Gallimard, avant d'être retenu par Albin Michel qui deviendra sa maison d'édition attitrée.
Envie ... d'un extrait :
" Ce type est un cas, racontait la dernière victime. Allez comprendre ! On ne sait jamais comment il réagira. Parfois, on a l'impression qu'il peut tout entendre, que rien ne le vexe et même qu'il prend plaisir aux petites nuances impertinentes de certaines questions. Et puis soudain, sans crier gare, le voilà qui explose pour des détails dérisoires ou qui nous jette à la porte si nous avons le malheur de lui faire une remarque infime et légitime. "
_ " (...) Je n'aime pas voir les gens. Si je vis seul, ce n'est pas tant par amour de la solitude que par haine du genre humain. Vous pourrez écrire dans votre canard que je suis un sale misanthrope.
_ Pourquoi êtes-vous misanthrope ? (...)
_ Il y a mille raisons pour détester les gens. La plus importante, pour moi, c'est leur mauvaise foi qui est absolument indécrottable."
_ " Dieu merci, la littérature est moins nocive.
_ Pas la mienne. La mienne est plus nocive que la guerre.
_ Ne seriez-vous pas en train de vous flatter ?
_ Il faut bien que je le fasse puisque je suis le seul lecteur à même de me comprendre. Oui, mes livres sont plus nocifs qu'une guerre, puisqu'ils donnent envie de crever, alors que la guerre, elle, donne envie de vivre. Après m'avoir lu, les gens devraient se suicider."