La Théorie Argumentative du Raisonnement

Publié le 10 mai 2011 par Rhubarbare

Pourquoi les humains raisonnent-ils? Plus précisément, pourquoi raisonnent-ils très bien dans certains contextes et très mal dans d’autres? Pourquoi notre raisonnement est-il le plus souvent soumis au biais de confirmation?

Cette question préoccupe les chercheurs dans les domaines de sciences sociales et de la psychologie depuis pas mal de temps. Une réponse intéressante semble avoir été apportée par Dan Sperber (CNRS) et Hugo Mercier (Université de Pennsylvanie) récemment publiée dans Behavioral and Brain Sciences sous le titre “Why do Humans reason? Arguments for an Argumentative Theory“.

Ces deux chercheurs sont arrivés à la conclusion a priori étonnante que notre faculté de raisonnement ne vise pas à la recherche d’une quelconque vérité, mais qu’elle est un produit de notre évolution visant à nous permettre de mieux argumenter afin faire gagner notre propre point de vue (“win arguments” en anglais). 

Toujours selon Hugo Mercier dans un entretien avec le magasine Edge.org en avril dernier, ces recherches démontrent que non seulement le raisonnement nous aide rarement à développer des croyances rationnelles (rational beliefs) ou prendre des décisions rationnelles, il peut dans certain cas mener à des décisions tout à fait irrationnelles.

Le crunch: Raisonner peut mener à de mauvaises solutions, non pas parce que nous sommes mauvais dans l’exercice mais parce que nous raisonnons toujours dans le but de trouver des arguments qui permettent de justifier nos croyances ou nos actions.

L’idée que le raisonnement est avant tout une affaire personnelle fait partie de la culture occidentale moderne: le raisonnement est perçu comme un processus mental permettant à un esprit sain d’arriver à des conclusions objectives en “moulinant” les informations et savoirs dont il/elle dispose. Bien sur, nous savons utiliser notre capacité de raisonnement de manière constructive, notamment en groupe: chacun argument en fonction de son propre biais, et idéalement les biais s’annulent et permettent à une “vérité objective” d’émerger. Ce processus d’annulation réciproque des biais est important pour le débat scientifique par exemple: chaque membre du débat n’est pas très bon à trouver les failles dans ses propres arguments, mais par contre il est souvent très bon pour trouver des failles dans les arguments des autres. Cette capacité à la critique des arguments d’autrui a une réelle valeur évolutive: elle nous protège des entourloupes trop évidentes, celui qui veut nous convaincre de quelque chose doit avoir une argumentation solide.

Un autre phénomène auquel s’adresse la théorie argumentative est le “choix raisonné”. Quand on fait un choix, on essaie généralement (sauf pendant les soldes et les campagnes électorales, j’y reviens plus bas) de faire le “bon” choix, de raisonner dans ce but. Mais d’après Dan Sperber l’effet de ce raisonnement n’est pas nécessairement d’arriver à la meilleure décision (la plus utile, diraient les économistes classiques) mais plus prosaïquement le raisonnement mène à une décision que l’on peut justifier. On fait le choix le mieux argumenté, même si ce n’est pas le meilleur choix.

Voyons deux illustrations pratiques. D’abord en matière d’apprentissage scolaire des matières abstraites, notamment les mathématiques: tout enseignant sait qu’il est très difficile de faire comprendre cette matière aux enfants dans le système classique (et largement dominant malheureusement) où l’enfant est seul face au problème. On sait depuis longtemps que le fait de mettre ces enfants en groupe et leur permettre de discuter ensemble du problème, de raisonner en groupe, permet une bien meilleure compréhension du sujet. Ce résultat s’explique par la théorie argumentative.

Ensuite, la question du choix politique: classiquement la démocratie se résume à un choix individuel au moment du vote. La théorie argumentative confirme de nombreuses expériences en faveur d’une démocratie “délibérative” basée sur le débat et l’échange, sur la possibilité pour les gens de se regrouper afin d’exposer leurs idées et critiquer celles des autres. Ce système permet de passer du mode circulaire habituel (je crois en quelque chose et je trouve ensuite les arguments qui justifient ce choix) à un mode où les différents biais s’annulent du fait des arguments d’autrui et permet d’arriver à un choix réellement éclairé – pour autant, évidemment, que tous les gens présents n’aient pas les mêmes biais de confirmation.

Le raisonnement est sans doute contemporain de la collaboration entre humains. Les hommes ont de tout temps collaborés pour chasser, construire, élever leurs enfants. Pour collaborer de manière effective il faut communiquer, beaucoup. Il faut pouvoir dire à d’autres ce que l’on veut faire et ce que l’on ressent. Mais la communication porte en elle le grave problème de la manipulation: si on croit d’office tout ce que nous dit quelqu’un, on fini par se faire avoir. En réponse à ceci nous avons développé des méthodes d’évaluation de ce que l’on nous raconte, ce que l’on appelle la “vigilance épistémique”(1).

Cette vigilance fait que si quelqu’un fait une proposition à l’autre qui est incompatible avec ses croyances, la proposition sera rejetée. Mais ce n’est pas une réaction très efficace car il se pourrait que cette proposition soit en fait vraie et bénéfique. Comment sortir de cette impasse? Par le raisonnement, qui doit permettre au premier d’utiliser des arguments pour convaincre l’autre, et au second d’évaluer la pertinence des arguments proposés.

La théorie argumentative s’inscrit dans la ligne de la psychologie évolutive représentée notamment par Leda Cosmides et John Tooby, basée sur l’idée que l’esprit humain est constitué d’un ensemble de fonctions spécifiques. Elle utilise la notion d’évolution par la élection naturelle appliquée à l’esprit humain.

Il me semble que cette théorie argumentative éclaire de manière fort intéressante la situation politique et médiatique du monde actuel, noyé dans un flot continu d’information. Le raisonnement est-il soluble dans la sur-information?

(1) Voir page 18 de la thèse de Hugo Mercier: http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/39/67/31/PDF/2009_mercier.pdf

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