Il faut avoir plus de trente ans pour avoir connu cette période-là, celle d’une droite qui se déchirait au point d’offrir à la France un gouvernement "socialo-communiste". Retour sur
une aventure personnelle… et collective.
Beaucoup d’élus, dans la majorité sortante, qui prédisaient des chars soviétiques sous la Tour Eiffel, misaient sur une démission rapide
de François Mitterrand, incapable de gouverner ou alimentaient les rumeurs (que l’on sait maintenant exactes) du cancer présidentiel en novembre et décembre 1981, en oubliant le principe même de
ces institutions qui permettent au pouvoir exécutif de durer.
De fait, François Mitterrand a battu tous les records de longévité d’un Président de la République, en assumant quatorze ans de mandats.
Le premier à avoir été deux fois élus au suffrage universel direct et à terminer son second mandat, et le seul à avoir exercer deux septennats. Le précédent record hors République est tenu par
Napoléon III, vingt et un ans au pouvoir, de 1848 à 1870. Avec la
réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, aucun de ses successeurs
ne pourra le supplanter en longévité à cause de la limitation à deux quinquennats successifs.
Continuité institutionnelle
Trente ans ont passé. L’événement a été important, certes, mais s’est placé dans une continuité républicaine d’autant plus
volontaire que ses deux successeurs, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy sont restés complètement fascinés par la personnalité de François Mitterrand. Le droit
d’inventaire qu’avait ostensiblement manié Lionel Jospin avant la fin
du second septennat cassait définitivement le mythe du seul socialiste élu à la magistrature suprême au suffrage universel direct.
S’inscrivant dans la continuité historique de Jean Jaurès, Léon Blum et Pierre Mendès France, François Mitterrand voulait retracer une
aventure politique enivrante de la gauche enfin au pouvoir, rejetant une moitié du pays se croyant au pouvoir par presque droit divin. Exorcisme d’une gauche toujours dans l’opposition, et aussi,
exorcisme des fameuses "expériences socialistes" basées sur des gouvernements éphémères.
En ce sens, cette rupture du 10 mai 1981 a été essentielle dans la pérennité des institutions de la Ve République : celle qui a montré sa souplesse, tant par l’alternance que par la cohabitation. Le 10 mai
1981 commençait en fait une série d’alternances successives de majorités parlementaires entre 1981 et 2002. Les élections législatives de juin 2007 ont été les premières élections législatives à
conserver la majorité parlementaire sortante depuis… mars 1978 !
L’ancien directeur de cabinet de Pierre Mauroy à Matignon (1981-1982), Robert Lion, devenu conseiller régional écologiste depuis mars
2010, insistait d’ailleurs le 6 mai 2011 sur la continuité du Général De
Gaulle dans l’exercice de la fonction présidentielle, François Mitterrand incarnant à sa manière la nation dans sa diversité et sa complexité.
Quant aux cohabitations, elles ont éprouvé les institutions et ont montré que l’initiative resterait dans tous les cas au pouvoir
exécutif, que ce soit à l’Élysée ou à Matignon.
Auteur du fameux pamphlet "Le Coup d’État permanent" (publié en 1964 avant l’élection présidentielle de décembre 1965), François
Mitterrand a au contraire renforcé le principe de monarchie républicaine qu’il avait tant critiqué chez De Gaulle puis chez Valéry Giscard d’Estaing. On ne mobilise pas quarante millions de citoyens pour seulement faire inaugurer des chrysanthèmes.
Face obscure et face lumineuse
Il y a bien sûr l’homme et les actes. L’homme a été aimé ou détesté, parfois les deux, dans un sens ou dans un autre, mais
c’était au moins la marque d’un esprit fort et d’une personnalité riche, ambiguë, contrastée, romanesque se plaît-on à dire souvent.
Comme tout n’est jamais blanc ou noir, je me propose de relever certains actes commis durement ses deux septennats qu’on pourrait mettre à
son actif ou à son passif. Le choix est bien entendu associé aux propres choix politiques des observateurs.
Je n’évoquerai donc pas la grande part d’ambition, d’habileté politique, de cynisme
et de machiavélisme, visant tant à diviser ses adversaires (malgré la maladie, il en a éprouvé un évident plaisir entre 1993 et 1995) qu’à empêcher l’émergence de tout réel héritier (en
alimentant la rivalité entre Laurent Fabius et Lionel Jospin). L’habileté politique était en fait très relative puisque finalement, de toutes les incertitudes qui planaient sur ses décisions,
François Mitterrand optait toujours pour les plus probables (comme la nomination sans tergiverser de Jacques Chirac à Matignon le 17 mars 1986 ; la décision d’instituer un scrutin
proportionnel départemental au conseil des ministres du 3 avril 1985 ; sa nouvelle candidature à l’élection présidentielle le 22 mars 1988, etc.).
Le cynisme se déclinait par exemple par une déclaration de foi en faveur de la transparence et, dans les coulisses, aux mêmes manœuvres de
pressions et de rapports de force avec deux exemples éloquents, la communication sur son état de santé (mauvais dès le départ et donc masqué) et ses liens avec l’audiovisuel public.
Il y a deux décisions de François Mitterrand qui, à mon sens, sont ce qu’il restera de plus positif dans son bilan politique, un décision
symbolique (car elle n’a eu concrètement que très peu de conséquences) mais qui a redonné à la France la place morale qu’elle devait avoir, et une décision politique cruciale qui, elle, a eu
beaucoup d’influence économique, sociale et diplomatique.
L’abolition de la peine de mort
La première décision était l’abolition de la peine de mort. Une décision rapidement mise en œuvre puisque la loi n°81-908 portant abolition de la peine de mort a été promulguée dès le 9 octobre
1981 après le vote des députés le 18 septembre 1981 (par 363 voix contre 117) et celui des sénateurs le 30 septembre 1981. En moins de cinq mois, tout était plié, avec pour architecte
Robert Badinter.
Son successeur, Jacques Chirac, qui avait voté en faveur de l’abolition comme Philippe Séguin au sein du RPR, est allé ensuite bien plus loin puisqu’il l’a
"constitutionnalisée" dans la loi constitutionnelle du 23 février 2007, à la fin de son second mandat, rendant son éventuelle remise en cause bien plus compliquée juridiquement (indépendamment de
toute convention internationale).
Le cap résolument européen
La deuxième décision a été beaucoup moins "évidente" aux yeux de François Mitterrand. Elle date du 22 mars 1983 et a fait suite à
une semaine pleine de doutes et d’incertitudes qui suivait le second tour des élections municipales du 13 mars 1983 qui fut un désastre pour la gauche (l’un des symboles en fut Alain Carignon, 34
ans, qui a conquis dès le premier tour la ville de Grenoble à un maire apprécié et reconnu).
À l’époque, la situation économique étant en mauvaise passe (forte inflation, chômage croissant), François Mitterrand, convaincu par
Jean-Pierre Chevènement, voulait faire sortir le franc du système monétaire européen (SME), l’ancêtre de l’euro. Il était question de changer de Premier Ministre et les noms de Jacques Delors,
Pierre Bérégovoy, Laurent Fabius, Louis Mermaz… étaient à l’esprit.
Le favori, Jacques Delors, avait au contraire
refusé tout signal qui casserait la construction européenne. Pierre Mauroy était également de cet avis, considérant qu’un isolement de la France rendrait le redressement économique bien plus
difficile. Laurent Fabius, qui était plutôt pour la sortie du SME, après un état des lieux des réserves (il était au Budget), a rejoint les partisans du maintien dans le SME sans lequel la
politique d’austérité aurait dû être encore plus dure. Pierre Mauroy vient de témoigner très précisément de ces journées historiques dans un colloque au Sénat le 6 mai 2011.
Finalement, François Mitterrand s’est rangé aux idées européennes, a reconduit Pierre Mauroy à Matignon, a maintenu le franc au sein du
SME et a suivi Jacques Delors, resté à l’Économie et aux Finances, dans le choix d’une politique de rigueur.
Il s’entendit avec le Chancelier allemand Helmut Kohl pour nommer Jacques Delors à la Présidence de la Commission européenne (du 6 janvier
1985 au 22 janvier 1995) qui a relancé de façon décisive la construction européenne avec trois traités essentiels : l’Acte unique européen (signé les 17 et 28 février 1986) qui assure la
liberté des échanges intracommunautaires, la Convention de Schengen (signée le 14 juin 1985) qui assure la libre circulation des personnes, et le Traité de Maastricht (signé le 7 février
1992).
À partir de 1983, malgré ses "visiteurs du soir", François Mitterrand continua à toujours choisir la préférence européenne, notamment à Évian le 3 juin 1988 où il réussit à
convaincre Helmut Kohl d’abandonner le deutsche mark et de faire l’euro, la monnaie unique européenne, une réalisation qui fut retardée par la chute du mur de Berlin et la réunification allemande et qui a dû attendre la
ratification du Traité de Maastricht (l’euro est finalement né le 1er janvier
1999 et la monnaie papier opérationnelle le 1er janvier 2002).
Actif et passif
Il y a eu d’autres faits à noter à son actif, comme la résolution du conflit en Nouvelle-Calédonie (Accord de Matignon du 26 juin
1988) qui serait plutôt à mettre sur le bilan de Michel Rocard, ou
encore des mesures sociales comme les lois Auroux (4 août, 28 octobre, 13 novembre et 23 décembre 1982), rédigées principalement par Martine Aubry, qui ont donné aux salariés une protection probablement
inégalée dans le reste du monde, des grands travaux qui ont embelli
Paris, ou enfin la réaffirmation très ferme de l’alliance atlantique et de l’amitié franco-américaine notamment à l’époque de l’installation des fusées Pershing sur territoire
ouest-allemand qui a permis un rapport de force défavorable à l’Union Soviétique.
Plus politiquement, au même titre qu’il a pérennisé les institutions de la Ve République, François Mitterrand fut à l’origine du déclin électoral (mais pas parlementaire) du
Parti communiste français et (revers de la médaille) probablement le
principal artisan du développement électoral du Front national en
imposant les présidents de chaîne de télévision à inviter régulièrement Jean-Marie Le Pen à partir de début 1984 (à l’époque où le FN ne pesait pas lourd sur la balance électorale).
Je pourrais aussi m’arrêter sur les nombreux actes à mettre au passif du bilan, sur la politique de yoyo des nationalisations (loi du 13
février 1982), des privatisations, de la politique du ni-ni et plus généralement, sur l’incompréhension volontaire de François Mitterrand concernant le fonctionnement de l’économie, sur l’absence
de vision industrielle qui a fait commettre des dégâts irréparables
(comme Creusot-Loire, la sidérurgie lorraine etc.), sur des retards à l’innovation et aux nouvelles technologies (en particulier, l’informatique et les télécommunications) ou encore sur sa
difficulté à saisir l’Histoire en marche avec la Réunification
allemande (3 octobre 1990) et la chute de l’Union Soviétique (25 décembre 1991)…
Mais ce qu’il reste, c’est ce qui dure, ce qui perdure au-delà de ses septennats, de sa personne.
En ce sens, l’abolition de la peine de mort et la construction européenne me paraissent les éléments majeurs de progrès pour la France,
qu’a apportés François Mitterrand et que ses deux successeurs ont même confortés dans leur pérennité.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (10 mai 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Mitterrand et la peine de mort.
Mitterrand et l’hypocrisie permanente.
Le congrès qui a fait gagner François Mitterrand.
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/10-mai-1981-que-reste-t-il-des-93534