Musée Jacquemart-André
On sait que Proust vécut à Paris plus des trois-quart de sa vie et que l’on peut l’y évoquer en maints endroits, ce que le Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec s’emploie à faire chaque printemps avec le souci d’y replacer quelque temps fort ou quelque vision émouvante d’une existence qui fut toute entière consacrée à l’art et à la littérature. Cette année, les références portaient sur trois points précis : la société de la Belle Epoque, le prix Goncourt et les impressionnistes auxquels Proust se rattache pour la simple raison qu’il fût un écrivain impressionniste, usant des mots comme un Monet ou un Pissaro de la couleur. A 10 heurs, ce jeudi 28 avril, nous étions une quarantaine à nous retrouver au musée Jacquemart-André qui, comme le musée Nissim de Camando, a été conçu et réalisé pour être la demeure familiale de riches bourgeois épris de culture. De 1869 à 1875, Edouard André, héritier d’une immense fortune, fait construire, dans ce Paris que le baron Haussmann s’est chargé de transformer, un hôtel particulier dont la façade, inspirée du Petit Trianon, est encadrée par deux pavillons et s’ouvre sur le boulevard Haussmann, où Proust résida de 1906 à 1919 dans l’appartement que lui louait sa tante, veuve de Louis Weil. Marié en 1881 avec Nélie Jacquemart, une artiste-peintre, Edouard André décide, en accord avec son épouse, de transformer leur résidence en un véritable musée, constituant méthodiquement une collection consacrée à la Renaissance italienne et aux primitifs du XVe siècle. A la mort d’Edouard en 1894, Nélie parachèvera cette collection avant de léguer l’ensemble à l’Institut de France.
Cet hôtel illustre idéalement ce que devait être les salons, que de tels lieux abritaient, et dans lesquels le jeune Proust rêvait tant d’être reçu, parce qu’il était assuré alors d’y côtoyer des interlocuteurs cultivés, d’y entendre les meilleurs musiciens et d’y admirer les plus belles œuvres d’art que seules ces personnes riches et averties étaient en mesure d’acquérir. Ce magnifique hôtel dans lequel Proust ne pénétrera jamais, aurait pu tout aussi bien être celui des princesses Mathilde et de Polignac, des comtesses Greffulhe et Potocka, où l’opportunité vous était donnée d’écouter des quatuors de Fauré et de Franck ou des poèmes de Montesquiou et d’Anna de Noailles qui s’appelait encore Brancovan.
Dans les pièces sublimement meublées et tendues de soieries, on croisait Charles Haas, les Heredia, les Daudet, les Goncourt, Colette, Madeleine Lemaire, les Straus, toute personne que le jeune Proust, au teint pâle et aux yeux anxieux, enchantait ou irritait par sa très grande politesse et l’attention excessive qu’il vouait à chacune. Il faut imaginer ces soirées et leur faste, alors que la petite musique de Vinteuil égrenait ses notes mystérieuses, que les calèches, tilburys, landaus stationnaient devant les porches et que les femmes rivalisaient de grâce et d’élégance dans un décor où tout n’était qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. D’autre part, il convient de replacer la capitale dans son environnement d’époque, quand les Jacquemart-André donnaient leurs somptueuses soirées et où le jeune Proust s’employait à mémoriser ces heures de l’avant Grande Guerre. Ce n’était pas une zone industrielle, avec ce que cela suppose d’agressif pour l’œil, qui entourait alors la ville, mais la campagne et ses paysages bucoliques tels que nous les admirons sur les toiles des peintres impressionnistes. Au bout des avenues ouvertes par le baron Haussmann, que voyait-on ? des visions pastorales, des champs saupoudrés de bleuets et de coquelicots, des haies buissonnières, des carrioles de laitiers et de maraîchers brinquebalant dans les sentes pour s’en aller livrer leurs produits frais ou encore chauds. Et qu’entendait-on, sinon le chant du coq, le pépiement des oiseaux, le bêlement des agneaux ! Oui imaginons cela, nous qui sommes désormais si loin de ces réalités séduisantes !
L’exposition Caillebotte, à laquelle le musée nous convie jusqu’en juillet, nous présente quelques-unes des plus belles œuvres du peintre Gustave Caillebotte qui figure parmi les impressionnistes du tout début et dont les toiles, proches de l’art photographique que son frère Martial pratiquait avec un égal talent, se singularisent par leurs puissants effets de perspectives tronquées et par une inspiration qui s’attache à surprendre les artisans à l’ouvrage et la rue dans son animation quotidienne, sans oublier les scènes nautiques que cet amoureux de la voile se plaisait à peindre. Exposition foisonnante qui s’ouvre comme un éventail et nous offre les productions des deux frères, attachés l’un et l’autre à reproduire en images la vie de cette belle époque qui faisait de Paris la capitale du monde.
Nous quittons le musée, havre du bon goût et écrin précieux d’œuvres rares choisies par des mécènes éclairés, pour nous rendre chez Drouant, place Gaillon, le restaurant des jurés du Goncourt, après que le Café de Paris les ait réunis les onze premières années, prix dont Proust sera honoré le 10 décembre 1919 grâce à la reconnaissance de six hommes dont il a flatté l’estomac - écrira Noël Garnier dans « Le populaire ».Quels sont ces six hommes qui, selon certains, furent si peu perspicaces pour attribuer cette récompense à un mondain décadent épris de duchesses : Léon Daudet, bien entendu, dont le lauréat était l’ami de longue date, après qu’il ait été le petit ami de Lucien pendant quelques mois, Rosny aîné rejoint bientôt par Rosny jeune, Céard, Geoffroy et Elémir Bourges. La fatigue, qu’entraîneront les aléas d’une journée chargée en surprises et émotions, provoquera une crise d’asthme épouvantable à notre écrivain, dont le succès, à la suite de cette distinction, était encore loin d’être acquis. Les jeunes filles en fleurs, à l’évidence, s’adressaient à une élite et l’œuvre sera qualifiée d’infiniment embêtante par nombre de critiques, provoquant la réaction de Jacques Rivière, un converti de la première heure, dans la NRF en date du 1er janvier 1920, où ce dernier souligne vigoureusement la vision profondément originale du roman et le renouvellement de toutes les méthodes de l’analyse psychologique qu’inaugure une œuvre de cette portée. Proust, lui-même, considérait que son prix avait été passablement saboté par une presse plus sensible aux Croix de bois de Roland Dorgelès et aux souffrances des poilus, alors même que les canons venaient à peine de se taire, qu’aux intermittences du cœur des gens du Faubourg Saint-Germain. Si bien que le succès du Goncourt 1919 en souffrira et que la vente des Croix sera trois fois supérieure à celle des Jeunes Filles. C’est donc dans ce restaurant de renommée mondiale que nous déjeunerons fort gourmandement, tant les plats sont savoureux et les vins au diapason.
La dernière étape de notre périple parisien est le musée de l’Orangerie, l’un des temples de l’impressionnisme, mouvement pictural qui déclina la lumière en ses divers octaves et dont la principale préoccupation sera de s’opposer à la foi aveugle que l’on avait dans l’évidence des réalités concrètes, emboîtant le pas au philosophe Kierkegaard, qui déniait à l’impersonnel et à l’universel le pouvoir de représenter la vérité. Ce qui captivait les peintres de l’époque était les conditions de la vision et la façon dont les choses se transforment sous l’influence de l’énergie, principalement l’énergie de la lumière, modifiant continûment notre perception. On sait que Proust citait l’Olympia de Manet et Les falaises d’Etretat de Monet comme deux de ses huit toiles préférées. On sait également que Monet fut l’un des modèles d’Elstir, l’ami d’Albertine, dont l’art était d’exprimer l’essence de l’impression qu’une chose produit, essence qui reste impénétrable pour nous tant que le génie ne nous l’a pas dévoilée - écrira Marcel Proust. L’écrivain s’était rendu à l’exposition des Nymphéas organisée par Durand-Ruel en mai 1909, après qu’il ait eu tout loisir d’admirer de nombreux Monet chez Madame Straus, le marquis de Réveillon, Charles Ephrussi et Edmond de Polignac qui possédait une toile de Monet que Proust appréciait tout spécialement : Un champ de tulipes près de Haarlem.
Or, ces Nymphéas sont là devant nos yeux, images même de la beauté que Marcel, fin connaisseur, définissait ainsi : C’est une espèce de fondu, d’unité transparente où toutes les choses, perdant leur premier aspect des choses, sont venues se ranger les unes à côté des autres dans une espèce d’ordre, pénétrées de la même lumière, vues les unes dans les autres. Ainsi s’achevait une journée dédiée à l’Art, dont on sait qu’il rapproche le cœur des hommes du cœur des choses, véritable parcours proustien où les étapes de sa vie terrestre restent comme en suspens, ainsi que le sont les étoiles à jamais disparues, mais dont l’éclat nous conduit encore.
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Monet ( à gauche ) et Paul Cézanne