Le texte
La morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons ; les changements qu’elle subit au cours d’une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints. Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps. De plus, nous ne sommes qu’une des innombrables unités qui y collaborent. Notre apport personnel n’est donc jamais qu’un facteur infime de la résultante complexe dans laquelle il disparaît anonyme. Ainsi, on ne peut pas ne pas reconnaître que, si la règle morale est œuvre collective, nous la recevons beaucoup plus que nous ne la faisons. Notre attitude est beaucoup plus passive qu’active. Nous sommes agis plus que nous n’agissons. Or, cette passivité est en contradiction avec une tendance actuelle, et qui devient tous les jours plus forte, de la conscience morale. En effet, un des axiomes fondamentaux de notre morale, on pourrait même dire l’axiome fondamental, c’est que la personne humaine est la chose sainte par excellence ; c’est qu’elle a droit au respect que le croyant de toutes les religions réserve à son dieu ; et c’est ce que nous exprimons nous-mêmes, quand nous faisons de l’idée d’humanité la fin et la raison d’être de la patrie. En vertu de ce principe, toute espèce d’empiétement sur notre for intérieur nous apparaît comme immorale, puisque c’est une violence faite à notre autonomie personnelle. Tout le monde, aujourd’hui, reconnaît, au moins en théorie, que jamais, en aucun cas, une manière déterminée de penser ne doit nous être imposée obligatoirement, fût-ce au nom d’une autorité morale.
DURKHEIM, L’éducation morale
Projet de correction E. Durkheim, l'éducation morale
(Il ne s'agit pas ici d'imposer une interprétation du texte mais d'en proposer une en tentant de mettre en évidence le probléme posé par l'auteur et en cherchant à montrer comment il a tenté de le résoudre)
Durkheim a développé une thèse de la morale comme fait social. Toute société secrète sa morale et la morale n'est pas un fait universel mais une création de la société qui s'impose aux individus. La morale fait partie de nos déterminismes sociaux. Cette thèse pose un probléme que Durkheim résout dans ce bref mais singulier passage qu'il s'agit de commenter. Ce probléme est le suivant : si la morale s'impose aux hommes dès la naissance comme marque quasi constitutive comment expliquer qu'il y ait autant d'immoralité et comment expliquer la crise morale contemporaine ?
La réponse qu'il donne lui permet à la fois de sauver sa vision "sociale" de la morale tout en critiquant la position de l'humanisme universaliste kantien. Cette réponse est la suivante : c'est l'égoïsme et l'individualisme contemporain qui explique la réticence de ses contemporains (et peut-être des nôtres) à vivre moralement. Nous sommes envahis inconsciemment par la morale mais notre prétendue conscience morale nous faire voir toute exigence morale comme une violence faite à notre individualité. CQFD: voilà pourquoi nous sommes en crise et à la fois imprégnés de morale et immoraux.
Dans ce texte c'est donc bien, ce que Jankélévitch appellera le paradoxe de la morale que le fondateur de la sociologie développe. En effet, d'un côté la morale s'impose à nous à notre naissance mais de l'autre nous la rejetons au nom de l'humanisme individualiste. L'auteur met donc en évidence la tension moderne au coeur de la morale : notre monde est à la fois surmoral et amoral.
Pour développer cette thèse étonnante, Durkheim construit un argumentaire en trois parties : en premier lieu, il explique comment et pourquoi la morale imprègne les hommes au point qu'il leur est difficile de la modifier. Nous somes passifs face à elle plus que nous agissons sur elle écrit Durkheim. Or, cette passivité contredit l'humanisme individualiste des Modernes et c'est cette contradiction qu'il met en évidence dans le deuxième moment. Celle-ci lui permet alors d'expliquer pourquoi la morale, malgré sa force et l'importance qu'elle peut avoir sur les esprits n'a pas réussi à construire une humanité droite et éthique. Elle explique la crise morale de l'occident. En effet, l'homme européen, parce qu'il se croit au centre du monde, tel un Dieu parfois, refuse justement ce qui le marque et il rejette toute régle qui pourrait contredire ses désirs, sa liberté et son envie d'exprimer son individualité. Qu'est ce que Durkheim veut dire par là ? Aprés avoir expliqué plus en détail sa thèse, nous tenterons de réfléchir sur la portée des analyses de Durkheim et nous tenterons de rappeler certaines des critiques qui lui seront faites.
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Le premier moment de ce passage est l'occasion pour Durkheim d'expliquer la raison pour laquelle la morale de notre temps ne peut aisément se modifier. Celle-ci , nous dit-il, est "fixée dans ses lignes essentielles au moment où nous naissons". Nous sommes imprégnés par la morale, nous sommes sur-moraux mais cette imprégnation s'effectue sans que nous nous en rendions toujours compte et elle ne concerne qu'une morale "de notre temps", une morale donc ethnique,temporelle limitée mais que nous prenons pour universelle.
Avant Freud,Durkheim rappelle ainsi que la morale de toute société marque les individus de manière inconsciente. Elle pèse sur eux de manière individuelle mais également collective. Cette morale se fait passer pour universelle mais ce n'est que singuliére et temporelle.
Cette situation explique la raison pour laquelle, nous ne pouvons pas vraiment changer ce qui s'impose à nous et pourquoi , contrairement ce que croit Kant, nous ne pouvons par nous-même décréter ce qui est moral en allant vers l'universel et vers ce que l'ensemble des hommes condamnerait. En effet, d'une part nous sommes receveurs de morale plus que créateurs et d'autre part, nous sommes victimes des préjugés de nos sociétés, de nos groupes, de nos communautés lorsque nous présentons comme universel ce qui n'est que la marque d'un groupe.
Ce faisant, Durkheim annonce ic égalementi ce que les ethnologues appelleront plus tard l'ethnocentrisme et la morale des groupes. L'homme subit la morale de la communauté dans laquelle il baigne dès la naissance et il ne peut que difficilement s'en défaire. Il ne crée pas celle-ci. Il subit. Cela ne signifie pas que la morale sociale n'évolue jamais mais qu'elle évolue lentement et qu'il convient de tenir compte de cette pesanteur si l'on désire faire en sorte de vouloir réformer une société. Le réformateur qui veut modifier une morale doit le savoir : ses pouvoirs sont limités et , comme Michel Crozier le dira plus tard, il ne faut pas qu'il pense que l'on change une société par décret.
Durkheim dénonce ainsi doublement la philosophie des Lumières dans son universalisme et sa croyance un peu naïve en la possibilité de changer la donne sans tenir compte de ce qui est. Il dénonce aussi une vision européanocentrée qui croit en cette période où il écrit que ce qui est imposé aux autres peuples (colonisés ou autres), aux autres communautés ( les plus faibles) en se faisant passer pour indepassable. En meme temps il excuse. Celui qui se croit au centre du monde et place ses valeurs au coeur de tout ne sait pas qu'il est lui-meme prisonnier de ces valeurs éminement sociales. L'homme est souvent plus victime de ses idées et de ses préjugés qu'il ne le pense. Cette passivité se fait-elle sans douleur cependant ? Nullement et c'est ce que Durkheim expose dans la deuxiéme partie de son texte. Cette caractéristique de la morale explique précisément la crise morale de son époque car elle vient en contradiction avec l'humanisme contemporain qui fait de l'homme un Dieu.
Durkheim est la penseur de la crise et être en crise c'est à la fois être plongés dans une idéologie tout en se rendant à l'évidence que cette idéologie ne "colle" plus. Tel est le fait de notre crise morale. En effet, dans un monde qui place l'homme au centre de tout - et même de la patrie- la morale apparaît comme décalée. Nous n'admettons pas qu'il puisse y avoir des règles pour régir la collectivité, pour nous limiter dans nos actions et nos souhaits car l'homme a créé sa propre religion de l'homme et de lui-même. Aprés Kant, on peut supposer ici que c'est aussi Hegel qui est visé. L'humanité contemporaine se croit en progrès parce qu'elle a mis l'homme au centre de l'univers mais elle oublie qu'en faisant cela elle a mis en évidence l'individu et les valeurs individualistes contre la société et les valeurs sociales et de solidarité. Cette humanité narcissique oublie surtout qu'en agissant ainsi elle a posé les ferments de la crise morale qu'elle traverse.
Cette crise est développée dans le dernier moment du passage expliqué lorsque Durkheim indique pourquoi précisément notre humanité n'est pas morale malgré le poids de la morale. Paradoxalement, la morale est trés présente mais en même temps absente pour la raison suivante : comme nous sommes tournés vers l'individu nous ressentons toute espèce d'empiétement "sur notre for intérieur" comme une "violence" au point que plus personne n'admet aujourd'hui qu'une "manière déterminée de penser" puisse nous être imposée et ce même au nom de la morale.
L'homme post-moderne que décrit Durkheim est donc un être qui se croit libre mais qui au nom de sa liberté s'aliéne. Il est pris par une morale sociale très forte qu'il ne voit pas, pris par une idéologie qui place l'individu au centre de tout et au nom de cet individualisme il se refuse à voir le poids que la société, sa comunauté de naissance aussi font lourdement peser sur lui et surtout il est en crise car sur-moral il rejette en meme temps toute autorité morale qu'il ressent comme une "violence".. Le mot est fort mais Durkheim n'hésite pas à l'employer.
Ce rejet explique la crise morale mais également la crise de l'éducation. En effet, comment, dans ces conditions devient-il possible d'éduquer les hommes et de les élever moralement ? En effet, pour que l'homme puisse s'élever il faut qu'il soit libéré des préjugés qui se sont imposés à lui "dans ses lignes essentielles" et dès la naissance mais pour qu'il soit éduqué il lui faut reconnaître le poids de l'éducation morale or l'homme moderne n'est ni dans l'une ni dans l'autre situation. Il est donc bien difficile de l'éduquer dans ces conditions paradoxales voire ambivalentes.
En décrivant le paradoxe de la morale c'est aussi la douloureuse difficulté de l'éducation morale que Durkheim expose ici de manière plus subtile. En effet, comme il le relève,l'éducateur moral doit lutter sur deux fronts opposés : le poids des préjugés sociaux sur les hommes et le poids de leur égoisme sur leurs psychismes. Quelle est la portée de cette thèse et quelle sera son influence sur la pensée post-durkheimienne ?
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Les thèses sociologiques auront un impact considérable sur la formation du droit et de la morale ainsi que sur la science politique chacun le sait. Durkheim influencera de grands juristes français comme hauriou, Duguit, Carbonnier et beaucoup d'autres. En son nom, le code civil sera modifié et le droit français amendé mais jamais remis totalement en cause et ce pour respecter le "poids" des préjugés, la force d'inertie socale. Ainsi le divorce sera-t-il désormais autorisé après de longues années de refus mais divorcer ne sera pas tout de suite chose aisée. L'enfant "batard" sera reconnu mais il faudra du temps avant qu'il acquiert la pleine reonnaissance juridique.La science politique cherchera à connaître les idéologies dominantes des groupes avant de réformer, l'époque des sondages deviendra celle de la maitrise du politique par les sociologues. En même temps les valeurs des Lumières seront fortement remises en cause, l'universalisme cessera de devenir une idéologie dominante mais la technique du politique deviendra le maitre mot.
Dans le domaine psychanalytique, l'inconscient moral durkheimien jouera une forte influence sur la création par Freud de l'idée du surmoi, sorte de conscience inconsciente s'imposant aux individus quasiment dès leur naissance. Le poids des préjugés que l'éducateur devra remettre en cause, marquera également Bachelard qui, dans la formation de l'esprit scientifique expliquera qu'aucune éducation n'est possible sans aculturation préalable, sans rappel à celui qu'il convient d'éduquer de la force des inerties qui lui interdisent d'apprendre. On dit toujours "non" aux idées étrangères de l'autre du fait de nos préjugés et tout éducateur doit d'abord revenir sur ce non avant de vouloir éduquer. Dans le même temps, il ne lui faudra pas trop se faire d'illusions.
Cette thèse marquera surtout également Bergson qui cherchera à y répondre dans les deux sources de la morale et de la religion en distinguant deux types de morale : la morale sociale, close et mortifère (la morale durkheimienne) et la morale réelle et dynamique, proche de la vie. Pour Bergson, Durkheim avait donc à la fois tort et raison : la morale d'une société et d'un groupe pèse sur les hommes mais toutes les morales ne sont pas subjectives ou groupales. Il y a une morale universelle et une morale sociale. L'une est belle et grande, elle est la vie, l'autre est mesquine et routiniere et c'est la mort.Bergson retiendra l'idée que, la plupart du temps les hommes se soumettent mais il notera qu'en certaines situations, des hommes de génie surgissent parfois et par leurs actions sont capables seuls de changer un monde, de bouleverser des attitudes, de substituer à la morale désuète et passée une morale neuve et faite de résistance à l'inertie. A la morale de la soumission, Bergson opposera l'exceptionnelle morale de l'action du héros moral, capable en certaines circonstances de modifier les comportements.
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En conclusion, le texte en question est intéressant car il se situe entre deux visions de la morale qui seront très importantes en philosophie. D'un côté, il explique la raison du rejet par Durkheim de la morale universelle et individualiste kantienne qui est au contraire au centre de la crise que traverse l'occident pour Durkheim. Cette morale trop centrée sur l'homme, explique-t-il, construit des individualistes rétifs et opposés à toutes limitations de leurs libertés. Pour faire un monde moral et éduquer nos concitoyens, nous dit Durkheim il faut tenir compte du poids de l'histoire mais aussi accepter de décentrer l'homme de lui-même. D'un autre côté, ce texte annonce la réaction Bergsonienne qui expliquera que face à cette inertie et à ce poids , face à cette crise, il est parfois possible de ne pas se résigner. Tout n'est jamais perdu, tant que la vie est là, pensera Bergson. Or cette vie gagne contre la mort lorsque la résignation tombe, les habitudes sociales et particulières cessent d'être tenues pour universelles et lorsque certains êtres d'exception se lèvent et par leurs actions héroïques dissolvent les vieilles règles pour en proposer de nouvelles au regard du monde et de leurs contemporains, en lançant un "appel".
Aujourd'hui le temps des héros et des hyper-acteurs semble dépassé. Plus personne ne parait y croire et la philosophie de l'existence semble prévaloir. Vivre c'est pour chacun exprimer sa différence et sa singularité et "réussir" sa vie. Le sur-homme n'inspire plus. Faut-il pour autant penser que le poid des morales sociales et des préjugés ne peut être combattu ? N'y a t il pas d'autres voies possibles ?
Certains évoquent désormais le chemin de l'éthique voire de l'éthique appliquée. D'autres plaident pour une éthique de la communication. La réflexion sur la morale n'a pas cessé. Ce sont sur ces nouveaux chemins peut-être qu'il conviendrait de se placer pour renouveler la pensée sur le sujet. Mais qui pourrait dire ici qu'en évoquant ces points nous aurons totalement réussi à nous débarasser de la "morale de notre temps " pour rejoindre une vérité morale objective et hors du temps ? En effet, qui pourrait légiférer ou imposer en ce domaine s'il n'est pas quelque peu dans l'objectivité et l'intemporalité ? La morale en conséquence pourra-t-elle l'objet d'une éducation tant qu'elle ne sera pas revalorisée et le "nouveau" nom d'éthique qui lui est désormais donné n'est--il pas là pour montrer que nul ne peut faire d'elle une fin en soi, qu'elle vise autre chose qu'elle même, une forme de bien-être à la fois personnel et social ?.