On connaissait chez Annie Ernaux l’amour de la photographie et l’importance de son symbole (L’Usage de la photo publié en 2005 en collaboration avec Marc Marie), on ne connaissait pas encore le grand secret avec lequel elle a dû vivre et qu’elle révèle dans cette lettre dont la destinataire est une absente. Une absente à qui jusqu’à présent elle n’avait jamais rien [eu] à dire : sa sœur morte des années avant sa naissance et dont ses parents lui ont caché l’existence. C’est une photo de couleur sépia, ovale (…), elle montre un bébé juché de trois quart sur des coussins (…). Quand j’étais petite, je croyais – on avait dû me le dire – que c’était moi. Ce n’était pas moi, c’est toi. Ainsi commence cette missive dans laquelle l’auteur interroge ses motivations [Est-ce que j’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau ?]. Annie n’avait pas dix ans quand elle a assistée à une scène entre une cliente et sa mère, épicière dans la ville d’Yvetot, en Normandie. La petite se trouve à quelques mètres de sa mère quand celle-ci raconte que sa première fille a succombé à la diphtérie, en 1938 – deux ans et demi avant la naissance d’Annie. Elle ajoute qu’elle est morte comme une sainte, et qu’elle était plus gentille que celle-là – celle-là : Annie. Des mots qui ont la force d’une détonation, détonation profondément silencieuse dont on mesure la force de destruction dans ce livre court où l’auteur raconte les implications d’une telle découverte. Ce dimanche, je n’apprends pas ma noirceur, elle devient mon être. Ce texte est un paradoxe : une lettre écrite à une personne décédée, certes, mais avant tout une personne qui, pour l’auteur, a toujours été sans corps. Tu as toujours dû rôder autour de moi, m’environner de ton absence. Est-ce qu’un destin d’écrivain se forge à ce moment où les mots déchirent la réalité, lui donne une saveur prononcée, violente ? La réalité est affaire de mots, système d’exclusions. Plus/Moins. Ou/Et. Avant/Après. Être ou ne pas être. La vie ou la mort. S’ensuivra la rancune contre une mère à propos de laquelle Annie Ernaux a déjà écrit et qu’elle continue à désigner avec le pronom elle, évitant de la nommer pour se venger de la douleur que l’auteur de ses jours lui a infligée. Ne serait-ce qu’avec cette seule phrase bien acérée : plus gentille que celle-là, ce celle-là qui désignait Annie. L’existence de l’autre implique la comparaison. Quand Annie attrape le tétanos, et que les symptômes (nuque raide, mâchoire crispée) font craindre le pire, on lui injecte du sérum antitétanique, puis sa mère, folle d’inquiétude, lui donne à boire de l’eau de Lourdes. L’enfant survit, presque miraculeusement. Mais cette expérience aux confins de la mort transforme la perception de son identité : JE TE VOIS COUCHEE A MA PLACE ET C’EST MOI QUI MEURS écrit-elle à celle dont on ne parle pas, et en filigrane, la question : pourquoi l’une est-elle morte et pas l’autre ? Jamais les parents d’Annie n’aborderont le sujet de leur premier enfant, on cachera son livret de famille, ses photos, on chuchotera des histoires de visites au cimetière : nous avons maintenu la fiction au-delà de toute vraisemblance. Le plus étonnant, c’est qu’Annie qui avait parfaitement compris, aura toujours respecté leur secret, rusant, à l’adolescence, quand ils s’inquiétaient si elle rentrait tard qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ? disait-elle avec mauvaise foi.
Raccordant le passé au présent comme elle aime le faire et l’a prodigieusement réalisé dans Les Années, ce très beau texte d’Annie Ernaux est un miracle d’écriture dont on sait qu’elle peut tuer comme l’indique son ouvrage L’Écriture comme un couteau, mais au-delà de cela, et par-dessus tout, ressusciter.
Annie Ernaux : L’autre fille
Éditions Nil. Collection Les Affranchis.
78pages.