C'est étrange. Le peu de contrôle que nous avons sur certains instants ou circonstances de notre existence. On est peinard, on ne veut de mal à personne, on essaye d'appliquer les règles, et puis soudain, malgré toute notre bonne volonté, c'est le contretemps, la brimade, la glissade sur la peau de banane qu'on n'avait pas vue. A posteriori pourtant, tout est analysable selon une optique de cause et d'effet. Les désagréments sont souvent précédés d'actions précises de notre part qui ont été des jalons avant-coureurs de ce qui allait ou pouvait survenir. Ainsi, la tasse de café brûlant qu'on renverse sur la main a d'abord nécéssité pour exister qu'on décide de prendre le café le matin. J'écris ceci en écoutant une belle voix féminine qui, au nom des CFL, nous prie de bien vouloir excuser le retard du train. C'est bien, les transports en commun, ça permet d'avoir des plages de suspension comme celle-ci. On ne peut rien y changer, on peut juste attendre et regarder par la fenêtre. Se repasser le film des événements de la journée. On trouve toujours des actes ou des paroles à se reprocher. Des choses à regretter. Je parle pour moi. Faudrait atteindre et conserver un esprit apaisé. Se dire: ce n'est pas grave, rien n'est vraiment grave, quand on prend en compte la résonance cosmique des planètes. Vous allez me trouver redondant et ennuyeux. Et vous aurez raison - à 19h30 de n'importe quelle journée, je suis toujours académique et sentencieux. Et puis, il y a les autres, ceux qui étaient là, assis autour de la table ronde, et qui s'entêtaient à me dévisager de la tête aux pieds. Je déteste quand on me passe au crible de cette manière. Je ne suis pas un miroir, je ne suis pas un tableau. J'ai également longtemps pensé et affirmé que je ne suis pas un numéro. Que je voulais m'évader, et que j'y arriverais un jour. Que de vains et ingénus espoirs! Il n'y a guère d'autre échappatoire que la mort dans ce dédale cousu de fil blanc qu'il nous a été donné de traverser. Il y a aussi le rire, mais ce n'est pas drôle. Je viens de reprendre l'écran tactile, il est 7h30 du jour suivant. De nouveau, le train a du retard, cela devient presque la norme, mais ce matin s'ajoute le fait que le nombre de wagons est drastiquement réduit et que les gens sont obligés de se tasser les uns contre les autres, comme dans une conserve de sardines. On a ainsi un peu l'impression d'être dans le métro dans une très grande ville, avec son anxiété trépidante et ses foules désenchantées. Ses regards perdus et flous. Mais cette densité voyageuse n'est pas forcément synonyme de plus de rapprochement entre les êtres. Il y a juste un peu plus de conscience de la matérialité des corps. Beauté et rudesse, jeunesse et cheveux blancs, amis du monde et racistes, le train ne fait pas la différence, tous ont plus ou moins le même poids. Dehors, les paysages défilent, sans protester, aucune télécommande, aucune possibilité d'arrêt sur l'image. Nous avons tous un seul but, une seule destination, et nous partageons une même période d'attente. Combien de trajets monotones et prédéterminés devrons-nous expérimenter encore? Sempiternelle question qui n'a pas besoin de réponse.