Qu’un homme de droite s’offre une escapade en yacht ou des vacances dans une résidence cossue, et, comme de bien entendu, aux frais de la princesse, quand bien même fût-elle, ladite princesse, un ponte des médias ou d’une industrie rutilante, certes ça fait jaser ici ou là, c’est vrai, mais dans l’ensemble, bon an mal an, ça passe. Oh que si ! Parce que, ma foi, ça colle, c’est raccord, avec son étiquette de droite. Un système économique. Mondial. Triomphant. Ou tout comme. Mais un homme de gauche…
Ça n’est pas possible, vous comprenez ! Ça ne va pas. Enfin quoi ! Un homme de gauche qui ferait péter les biftons, allez hop ! Voyez comme je la mène, la belle vie, en automobile de luxe – bien qu’un tantinet vulgaire – et vas-y que je pose, souriant avec une pépée de compétition au bord d’une piscine majestueusement perchée, ou que je m’envoie des ortolans pour enterrer l’année, et vous êtes bon pour la curée ! Les quolibets, les gausseries et tutti. Ah ben il est beau, tiens, l’homme de gauche ! Le partageur, le généreux, celui qui se prétend proche du peuple. Qui veut accueillir toute la misère du monde. Bobo, oui ! Quand ce n’est pas imposteur, menteur et compagnie. Non mais regardez moi ça ! Ça fustige un système, l’argent-roi, et ça parade dans la soie. Vous me la copierez.
Notez que c’est pas nouveau. Depuis toujours je l’entends ce couplet. Il n’a pas varié d’un iota. Qu’un homme de droite fût aisé, c’est dans l’ordre des choses, mais qu’un homme de gauche le soit, c’est suspect. A ce point, qu’on remet en question ses convictions politiques. Je veux dire que s’il est aisé, cet homme ne peut pas être de gauche... Comment comprendre qu’on puisse être socialiste et, à la fois, le fonctionnaire le mieux payé de Washington, n’est-ce pas ? S’il était socialiste, ce monsieur, c’est au RMI qu’il serait. RMI, FMI, même combat ! Ah ça ira, ça ira !
Etre de gauche et gagner son argent, trop d’argent, ça ne va pas ensemble. C’est comme boire ou conduire : faut choisir !... A ce tarif-là, je dis qu’il faudrait publier un décret, et fissa, une loi, l’inscrire dans la constitution, pour que ce soit clair une bonne fois pour toutes, n’est-ce pas, noir sur blanc ; à savoir qu’à partir d’un certain seuil, un patrimoine, tu changes de crémerie ! Du PS tu passes à l’UMP : direct ! Avec effet rétroactif, s’il vous plaît ! Que Bérégovoy ne soit pas mort pour des nèfles. Pauvre petit bonhomme. T’aurais dû rester ajusteur. Toute ta vie. Tu serais crevé d’un cancer. On aurait dit que t’étais brave. Mais là, t’as déconné, Pierre. T’élever comme tu l’as fait, à la force du poignet, étape par étape, c’était, petit à petit, renier tes valeurs. De gauche.
Mais oui ! Je vous assure. C’est comme ça que ça se danse. Dans la tête des gens. Un homme de gauche, faut croire, doit rouler en Logan, crécher dans une HLM, et l’argent qu’il gagne, il doit le donner. Aux pauvres... Sinon, c’est pas un homme de gauche... Mais même là, je vous parie, qu’on y trouverait à redire. Lui chercherait des poux. Genre : il en fait trop, c’est démago, faut quand même pas pousser le bouchon, et les vacances à Palavas-les-Flots !... Arlette, on veut bien. Guichetière en Clio, ça colle. Besancenot, itou. 1100€ le mois, c’est parfait. Encore que… Comment font-ils, ces deux-là, pour concilier la « lutte » et leur boulot ? Doivent avoir des arrangements avec leurs patrons, que nous on a pas. Des privilèges, quoi ! Cochons de gauchistes !... Oui, parce que je vous ai pas dit : y’a les gens de gauche et les « gauchistes ». Dans les deux cas, t’es perdant. Je viens de vous affranchir du pourquoi et du comment. Nonobstant, le terme « gauchiste », c’est péjoratif, éliminatoire, et... c’est fait exprès. C’est considéré comme de la racaille utopiste. Juste bon à faire 6% au premier tour d’une présidentielle. Qu’il y en ait un à concourir, ça va – on tolère, au nom du folklore – mais trois, c’est abuser... Et puis, ces gens-là ne sont pas sérieux. « Nos vies valent plus que leurs profits » c’est bien joli, mais… on veut garder nos iPhone, nos iPad et tout ce qui s’en suit. Nous Le Grand Soir, c’est devant la télé. Et c’est tous les soirs. Venez pas nous emmerder pendant qu’on roupille.
Du coup, reste plus que la gauche, la tradi, la belle bande d’éclopés du mitterrandisme, les handicapés du 10-mai. Eh bien ceux-là, on les discrédite par le patrimoine, la bagnole, la résidence à Mougins et même, la femme qu’est trop belle ou trop journaliste. En vertu du fait qu’un homme de gauche, ça doit pas nager dans le pognon, ça doit pas boire du champagne, et encore moins se gaver de caviar... Que les hommes de droite s’y repaissent, c’est normal, ça fait partie de leurs droits ET de leurs devoirs... Si à 50 ans t’as pas une Rolex, c’est que t’es pas un homme de droite. Ou alors qu’a pas très bien réussi. Un député, quoi. Ad vitam.
Pareil avec la justice. Ah si, faut qu’on en parle !... A droite Balkany, c’est un héros. Alors qu’à gauche, Guérini, c’est un paria.
Juppé, il est ministre. Fabius, il est grillé. L’un a été condamné, l’autre a hérité d’un non-lieu.
Quant à Pasqua, il va très bien, merci... Dray, c’est un peu plus compliqué.
Oh, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Ce ne sont pas des enfants de chœur, les uns comme les autres. Mais le fait est. C’est pas noté pareil. L’écho n’est pas le même.
Non vraiment, dans un monde tel que celui-ci, farouchement consumériste, régi par le fric (et l’absence de fric), un monde de droite quoi, il fait pas bon être un homme de gauche... Certes, vous me direz que le terme « socialiste » est peut-être inapproprié. Que c’est chercher le bâton pour se faire battre. Qu’il vaudrait mieux se rebaptiser à l’américaine – où le pognon n’est pas un problème – donc se présenter comme « démocrates », et yes, we can ! Yes, we can drink champagne, eat caviar and ortolans !... Yes we can drive a Porsche. And kill the bastards. Et là, tu seras un homme de « gauche », mon fils. Ben pardi !... Mais quand va-t-on en finir avec cette comédie, cette hypocrisie, cette dictature des esprits étroits ? Où il est écrit qu’un homme de gauche doit se faire Abbé Pierre ? Quand va-t-on comprendre que des signes extérieurs – comme l’on dit – n’ont que peu de rapports avec des convictions, une vision du monde ? Croyez-vous, vraiment, qu’à partir d’une certaine somme, d’un certain standing, on ne puisse plus être de gauche ?
Ce qui est cocasse à pleurer, c’est que celui qui se présenterait comme tel, modeste jusqu’au trognon, un homme du peuple, un qu’aurait même pas fait les grandes écoles, qu’aurait un travail payé médian, un homme tranquille – du terroir, on dit, si j’ai bien compris – je vous fiche mon billet qu’il aurait aucune chance... Les voix, on lui filerait pas. Pas assez, en tous les cas... Oh, ce serait une sorte de héros, sans doute, même qu’on dirait qu’il est brave, ah ça, c’est un vrai homme de gauche ma parole, mais de là à en faire notre président, faut pas pousser. Il est trop comme nous. Et puis qui sait, une fois là-haut, ce qu’il en ferait, du pouvoir ? Va savoir… Ça lui monterait à la tête. Il s’offrirait une escapade en yacht, des vacances dans une résidence cossue, et la Rolex, bon sang, il résisterait pas. Il ferait son gagnant du Loto.
On est des teignes, pas vrai ? Des étriqués de première. Bouffés et bouffis par nos stéréotypes. Nos sales idées reçues. Recues d’un monde de droite. Fait par la droite. Et pour la droite. Car c’est bien elle, la droite, qui pernicieusement, nous fait comprendre, à l’enclume, qu’un homme de gauche qui péterait dans la soie, mais madame, ça n’est pas possible, il ne peut pas être de gauche, voire : il est des nôtres ! Ou tout comme. Et c’est extraordinaire, mais ça marche ! Et depuis lustres.
C’est vous dire la misère d’esprit.