Le 3 avril dernier, la Maison de Balzac accueillait une lecture-spectacle sur le thème des voyages respectifs qu’effectuèrent Alexandre Dumas et Théophile Gautier en Russie. Aussi étrange que cela puisse paraître, si ces deux monuments de la littérature du XIXe siècle y séjournèrent, respectivement, neuf et six mois entre 1858 et 1859, ils ne s’y croisèrent jamais ! Singulier jeu de cache-cache au sein d’un décor immense de villes, de neige, de forêts et de steppes, pour cette paire de rois. Ils se connaissaient fort bien et depuis fort longtemps ; ils appartenaient au même monde parisien des lettres ; ils appréciaient réciproquement leurs œuvres ; pour autant, ils ne furent jamais vraiment des amis, encore moins des intimes. Pour preuve, on retiendra que, si l’un et l’autre tutoyaient la terre entière, eux-mêmes se vouvoyaient ostensiblement.
Peut-être y a-t-il là l’une des clés de cette occasion manquée, forcément frustrante pour l’amateur de littérature, car on imagine tout l’intérêt qu’aurait suscité un échange entre de tels écrivains sur leurs expériences russes parallèles. Voilà pourquoi, pour combler ce vide littéraire, deux auteures, Isabelle Cousteil et Agnès Akérib, ont imaginé ce qu’aurait pu être la « correspondance intempestive » des deux voyageurs, une « rencontre épistolaire », pour reprendre leur propre définition, dont le but est de suppléer l’absence de dialogue direct. Ce texte, écrit pour le théâtre, mais qui se lit avec délectation, vient d’être publié sous le titre Gautier/Dumas, Fracasse et d’Artagnan chez les tzars (Triartis, 144 pages, 15 €).
Il convient de préciser que la fiction se limite au principe de cette correspondance (celle-ci n’ayant jamais existé) et à quelques adaptations, d’ailleurs bien menées. Pour le reste, Isabelle Cousteil et Agnès Akérib se sont livrées à un travail de bénédictin en s’immergeant dans Le Voyage en Russie de Gautier, En Russie et Le Caucase, de Dumas, sans omettre les articles que ce dernier publia dans son journal, le Monte-Cristo, de 1858 à 1859, pour en extraire de larges passages.
Sélectionner ainsi des bribes d’œuvres qui tenaient par leur unité même peut se révéler périlleux ; en effet, on prend facilement le risque de dénaturer les propos d’un auteur lorsque l’on utilise des citations isolées de leur contexte. Tel n’est pourtant pas le cas de cette « correspondance », car les choix effectués, avec goût, subtilité et pertinence, rendent fidèlement compte des impressions de voyage de l’un comme de l’autre. Il en résulte un échange fructueux, émaillé d’un humour toujours bienvenu, où chacun, avec un œil acéré d’observateur, décrit son périple, ses rencontres, l’environnement dans lequel il évolue. Les rythmes des déplacements dans l’espace russe diffèrent, à la lumière desquels on devine les deux personnalités et les deux démarches opposées de ces hommes de lettres. Comme le précisent les auteures dans leur avant-propos, « Dumas galope, avide d’aventures en croquant tout sur le vif, Gautier contemple avec minutie et dépeint magistralement : deux manières de voyager, de regarder et de rapporter les coutumes ou les paysages, les hommes ou les bêtes, les nourritures terrestres ou spirituelles. » Au point que l’on se demande s’ils ont vraiment visité le même pays, même si tous deux se rejoignent dans le regard sans concession qu’ils portent sur un empire fondé, plus que d’autres dans l’Europe de l’époque, sur de fortes disparités sociales.
Ces singularités transparaissaient dans le jeu des deux acteurs, lors de la représentation du 3 avril. Et si ni l’un ni l’autre ne présentaient de ressemblance physique avec les personnages qu’ils incarnaient, la justesse du ton permettait au spectateur de négliger ce détail (au reste, de peu d’importance, s’agissant d’une lecture). Bruno Paviot campait un Dumas truculent, extraverti, léger, toujours à la limite d’une sympathique emphase, brillant dans la technique narrative de l’anecdote, bref, conforme au profil décrit par les témoins qui le fréquentèrent. De son côté, Frédéric Rose sut rendre à Gautier sa finesse ironique, son humour au second degré, sa passion d’esthète, ses observations subtiles et cette sensibilité à fleur de peau, cette mélancolie qui trahissent toujours quelque ancienne blessure secrète.
D’autres représentations devraient être données, probablement dans un autre lieu, après les vacances d’été. Elles seront annoncées auparavant dans ces colonnes. Et, pour ceux qui ne pourraient se déplacer, reste le livre, qui s’inscrit dans la grande tradition littéraire des récits de voyage du XIXe siècle.
Illustrations : Alexandre Dumas durant son voyage dans le Caucase, photographie - Théophile Gautier en Russie, photographie.