Le phénomčne d’accoutumance est tel que les uns et les autres perdent le recul : la culture du retour sur investissement, la pression des actionnaires, l’appétit des fonds de pension, la rentabilité immédiate élevée au rang de religion font de l’industrie la caricature d’elle-męme. Et le secteur aéronautique n’échappe évidemment pas ŕ la rčgle.
Cette dérive est omniprésente, inhumaine, insensée. A tout instant, il suffit de scruter l’horizon pour en trouver de nouvelles illustrations, proches ou lointaines, la derničre en date étant la révolution de palais qui vient de se produire chez Cessna, numéro 1 mondial de l’aviation d’affaires et de loisirs. La récession a frappé durement ce marché, les ventes se sont effondrées, les carnets de commandes se sont évaporés. Aucun chef d’entreprise ne peut évidemment ętre tenu pour responsable des conséquences de telles difficultés mais les obsédés du profit immédiat ne l’entendent pas de cette oreille.
Dčs lors, Jack Pelton, PDG de Cessna, a brutalement été prié de ramasser ses crayons et de rentrer chez lui. Quelques jours plus tôt, les responsables du marketing du célčbre constructeur de Wichita avaient, eux aussi, été remerciés pour cause de résultats décevants. En clair, on leur reproche les effets dommageables de la crise, le taux de chômage élevé, le prix croissant du pétrole, l’image écornée de l’aviation d’affaires. Boucs émissaires ? Męme pas ! Evoquer cette notion témoignerait d’une analyse insuffisamment rude.
Les analystes financiers s’en donnent ŕ cœur joie, y vont de leur petits commentaires caustiques, retiennent que Cessna a licencié la moitié de ses effectifs, suspendu le développement d’un nouveau biréacteur d’affaires de haut de gamme, le Citation Columbus, et c’est lŕ l’objet du délit, vient d’annoncer des pertes (38 millions de dollars) pour le premier trimestre de l’année 2001. Le verdict est aussitôt tombé : la guillotine pour Jack Pelton. C’est une fin de carričre peu enviable pour un homme qui avait donné toute la mesure de son savoir-faire, notamment pendant la vingtaine d’années qu’il avait passées chez McDonnell Douglas.
C’est aussi lui qui a lancé le petit SkyCatcher (notre illustration), tentative méritoire de mettre ŕ nouveau sur le marché mondial un Ťpetit Cessnať d’entrée de gamme, avion ŕ 110.000 dollars environ capable de faire le bonheur des pilotes privés et des aéro-clubs. Pour atteindre son objectif, Pelton avait dű se résoudre ŕ conclure un accord avec un partenaire chinois et lui confier la production du nouvel avion. Lequel, malgré quelques difficultés initiales, entame une belle carričre : plus d’un millier d’exemplaires vendus, une centaine livrés.
Au moment oů se déroule le psychodrame Cessna, caricature d’une époque, en France, voici que déboule dans l’actualité un nom nouveau, Esterline, entreprise basée ŕ Seattle, multidisciplinaire, qui se prépare ŕ racheter Souriau, spécialiste absolu de l’interconnexion, fleuron discret mais indispensable de l’industrie aérospatiale française. Paul-Jean Souriau doit se retourner dans sa tombe !
Souriau est une trčs belle entreprise de 2.000 personnes, réputée dans le monde entier, trčs Ťpointueť, qui fait partie intégrante de ce qu’il est convenu d’appeler le tissu industriel français, dans tout ce qui le caractérise en termes de diversité et de produits de trčs grande qualité. Esterline, pour sa part, cherche ŕ accélérer sa croissance externe et se verrait bien champion du monde de la connectique, quitte ŕ disposer de moyens de production situés ŕ 9 fuseaux horaires de son sičge social.
Le grand discours stéréotypé sur les incommensurables mérites de la mondialisation va sans doute sortir des tiroirs, en anglais dans le texte. Le pouvoir de décision de Souriau, longtemps ŕ Boulogne, ensuite ŕ Versailles, va ainsi s’envoler. Mais, s’empressent de clamer les experts, ce sera une excellente opération financičre. Personne n’en doute.
Pierre Sparaco-AeroMorning