Avec ce qu’il convient désormais d’appeler « l’affaire de la Porsche », DSK a eu un avant-goût de ce à quoi il risque de s’exposer en cas de retour en France. Partant d’un préjugé simple et efficace – la gauche qui a trahi, « l’oligarchie », la finance mondiale, la luxure, etc. – droite et extrême-gauche n’auront de cesse que de faire coller la réalité à l’image, en partant à la chasse aux détails qui tuent, fût-ce au prix de grossières approximations et d’une mauvaise foi sans bornes.
Sur le fond, il n’y a pas beaucoup matière à discussion. Le véhicule n’appartenait pas, nous dit-on, à DSK, et lui aurait-il appartenu que ce n’aurait pas changé grand chose : on se doute que le dirigeant d’une grande institution financière internationale ne s’habille pas chez Kiabi et ne roule pas en Lada de troisième main. Tenterait-il de nous faire croire le contraire qu’on ne manquerait probablement pas de dénoncer, en ricanant, une grossière opération de communication, comme au sujet des carottes râpées d’un autre dirigeant socialiste il y a quelques années. DSK peut faire ce qu’il veut de son argent, cela ne devrait poser de problème à personne, tant que cet argent a été gagné honnêtement. Banale considération qui aurait dû vite couper court à la polémique.
Pourtant – et cela a sans doute contribué à la naissance même de la polémique – on sent bien un malaise profond, à gauche (et au PS en particulier), à l’occasion de cet incident de parcours. Certaines tendances au sein du parti socialiste n’ont pas manqué de se déchaîner dès la publication de la photo, obligeant même leurs dirigeants à les rappeler à l’ordre. Mais le malaise se sent jusque dans les interventions en soutien des partisans de DSK : que penser d’un Cambadelis parlant d’une faute, ou d’un Pierre Moscovici expliquant qu’il « faudra faire attention à chaque image », comme si DSK avait quand même commis une erreur ? Ou encore que Sarkozy a plusieurs longueurs d’avance sur DSK, « en matière de bling bling » ?
Bling bling : le mot est lâché. Il faudra un jour en faire l’étymologie et en retracer le parcours, pour comprendre comment un terme, à l’origine utilisé pour rire des rappeurs couverts de chaînes en or et autres bijoux, a fini par devenir un concept majeur dans le vocabulaire politique français. Sarkozy voulait décomplexer le pays quant à l’argent et à la réussite matérielle ; il a au contraire fait monter, dès les premiers mois de son mandat, l’obsession autour de cette onomatopée un brin polysémique, et désignant grosso modo le rejet – teinté de fascination – de la réussite matérielle trop ostentatoire, trop tournée vers le luxe, trop vulgaire. On aurait aimé que le seul tort de Sarkozy dans sa présidence soit justement un tropisme insolent pour les ballades en yacht et la fréquentation des milliardaires. Il y eut, il y a, quand même plus grave en matière de reculs sociaux, d’échecs économiques, de manipulations identitaires durant ce premier mandat. Pourtant, par facilité, par désorientation peut-être, la gauche s’est vite saisie de cette critique – Sarko = bling bling – jusqu’à en faire une sorte de concept interprétatif général, ruisselant en cascade sur tous les aspects de la vie du pays. On entendit même parler « d’histoire bling bling » pour désigner la politique mémorielle de l’Élysée.
Mais y a-t-il une parfaite adéquation entre gauche et critique du bling bling ? Le cœur de l’action de la gauche est économique et social (l’émancipation, la juste répartition des richesses produites), quand le bling bling est une critique comportementale. Si le bling bling est tout ce qui est clinquant, alors il faut bien en déduire que ce n’est pas tant la présumée richesse des adeptes du bling bling qui est critiquée, que l’usage qu’ils en font. J’ai rarement entendu dire d’un collectionneur d’art qu’il était bling bling. On peut être contre le bling bling et se désintéresser de la répartition des richesses, on peut être immensément riche sans être bling bling. Inversement, l’accusation de bling bling peut vite tomber sur les prolétaires qui s’enrichissent – Benoit Hamon ne l’avait-il pas utilisée contre les footballeurs français durant le dernier Mondial ?
Et il n’est pas le seul à céder à cette mode lexicale. Une petite recherche internet permet de constater combien cet étrange mot a contaminé le lexique de la gauche : Bertrand Delanoë, Cécile Duflot, Jean-Christophe Cambadélis … L’idéologie de l’anti-bling bling se fraie un chemin jusqu’au projet socialiste, qui croit bon de mettre au débit du président de la République « l’échec moral » qu’aurait constitué sa décision de fêter son élection « dans un restaurant de luxe » ! Cette idéologie n’est pourtant pas de gauche : elle ne dit rien de la justice sociale ; elle est le mélange, démagogique, entre l’aigreur populiste envers la réussite matérielle de certains individus, et un règlement de compte entre différentes bourgeoisies (grosso modo, bourgeoisie « parvenue » d’un côté, vieille bourgeoisie et bourgeoisie intellectuelle de l’autre). Martine Aubry n’avait-elle pas fustigé « la vulgarité » de Sarkozy dans un discours d’anthologie, comme s’il s’agissait d’un critère politique pertinent ?
La gauche va désormais boire jusqu’à la lie ce calice douteux qu’elle a largement contribué à remplir, surtout si DSK devient son candidat. Car le bling bling, comme tous les concepts attrape-tout et mal définis, n’a pas de limites d’application : on est toujours le bling bling de quelqu’un, on est toujours un peu trop bling bling, peu importe à la rigueur son niveau de richesse ! Les réactions de Pierre Moscovici, que je citais plus haut, montrent bien combien le concept a imprégné jusqu’à ceux qui ont le plus à y perdre. Au point, peut-être, de déplacer le débat de 2012 sur le mode de vie des candidats, quand il devrait porter sur la répartition des richesses.
Une gauche qui dirait « je n’aime pas les riches » serait stupide, mais cohérente. Une gauche qui dit « je n’aime pas le bling bling » se place sur un terrain plus que glissant, au croisement de la critique de l’argent et de celle de son usage. Comme l’a dit Dupont-Aignant : « bon courage. »
Romain Pigenel