Voici un conte roumain recueilli par Jean Cuisenier dans Le feu vivant. La parenté et ses rituels dans les Carpates, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 326.
Deux vieux parents roumains ont sept enfants. Assis au bord d’un lac, ils se demandent qui peut les soutenir dans leurs vieux jours. C’est ainsi qu’ils décident de visiter tous les
enfants et de leur demander de l’aide. À la requête des parents qui attendent concours et soutien de leurs enfants, les six premiers donnent des réponses évasives. Ils invoquent toutes sortes de
prétextes (pauvreté, famille nombreuse, manque de temps et d’argent) pour se soustraire à la demande. Six fois, les parents repartent bredouilles et pleins d’amertume. Finalement, ils se rendent
chez le plus jeune, qui est aussi le plus pauvre. Il vivait au jour le jour en fabriquant des balais. Sans beaucoup d’espoir, les parents lui demandent de les accueillir. Celui-ci accepte
volontiers. Il bâtit une petite maison dans la cour de la gospodaria (La gospodaria comprend le
groupe domestique, la cour avec la maison et les dépendances et un lopin jardiné. Elle représente l’élément essentiel autour duquel s’organisent toutes les activités du
monde rural roumain).
Après un certain temps, les vieux parents veulent partager leurs biens entre les sept enfants, mais finalement ils décident de léguer tous les biens au dernier-né. Mécontents, les aînés réclament leur droit devant la justice, mais les juges décident de donner gain de cause au dernier-né. Les aînés se révoltent contre cette décision judiciaire et veulent tuer leur plus jeune frère. Après un dur affrontement, le dernier-né l’emporte, avec l’aide de son chien doté de pouvoirs surnaturels. Les aînés demandent pardon à leurs parents et à leur frère cadet. La fin est, bien entendu, positive, puisque les membres de la famille vivent à nouveau en paix.
Voici un conte populaire qui symbolise fort bien l’éthique du système traditionnel roumain de perpétuation. Les points saillants de ce conte illustrent les pratiques de transmission qui méritent notre attention.
Le conte prend naissance dans un contexte concernant l’humanité entière : l’angoisse des parents face à la vieillesse, la solitude et la mort. Comment le récit traditionnel roumain illustre-t-il la façon dont les Roumains parviennent à pallier cette angoisse ? On recherche de l’aide dans la parenté, précisément auprès des enfants. Il est à noter que les ressources escomptées se trouvent entièrement à l’intérieur du système de parenté et que les agents extérieurs (le tribunal, par exemple) ont des fonctions narratives subordonnées à la logique du système principal. Cette solidarité se matérialise dans la proximité géographique : le bon enfant accueille les parents âgés auprès de lui et bâtit une maison dans sa cour. Les « méchants », au contraire, les repoussent vers un « ailleurs » : c’est dans ce vecteur d’éloignement qu’ils se révèlent comme « étrangers ». L’« ailleurs » exprime la désintégration du réseau familial, alors que la gospodaria est, au contraire, le lieu de sens culturel où la solidarité familiale s’épanouit.
Le dernier-né est pleinement récompensé pour les charges prises auprès des parents : il reçoit tout l’avoir familial. C’est un partage inégalitaire qui se fait sur la base du « mérite ». Cette logique inégalitaire mise en œuvre par les parents entre en contradiction avec la logique égalitaire prônée par les enfants. Par conséquent, les aînés font appel à la justice, la seule institution qui puisse les protéger contre la culture locale et la volonté parentale. Mais elle donne raison aux parents ! Tout se passe comme si le conte tendait à légitimer un traitement inégal en faveur du cadet par l’aide que ce dernier aurait offerte aux parents.
Les contes initiatiques finissent par un « combat final » qui doit apporter des solutions durables. C’est ici que la parabole du conte se produit pleinement : le « plus petit » gagne grâce à un allié magique qui apporte le pouvoir moral ainsi que la morale de l’histoire : le dernier-né, qui accueille ses parents dans leurs vieux jours, reçoit l’héritage pour devenir leur successeur et pour perpétuer cette éthique à travers le temps – jusqu’à nos jours ? C’est cette morale également qui apporte la paix durable et qui ramène la solidarité au cœur du réseau de parenté comme une valeur structurelle sans laquelle tout l’univers familial .
Source : Florina Gaborean (2011). Transmission patrimoniale et relations intergénérationnelles en Roumanie postsocialiste, Recherches familiales, no. 8, pp. 19-29.