Le vide est présent dans tous les romans de Pessan. Vide obsédant laissé par l’absente dans « Une très très vilaine chose » ou dans deux des trois variations de « Cela n’arrivera jamais », vide/abandon auquel est confronté, au réveil, l’adolescent d’« Un matin de grand silence » – et dont on ne saura pas s’il l’a provoqué ou s’il le subit, vacance dans laquelle s’installe sans l’avoir décidé l’homme éreinté de « Chambre avec gisant », vacuité des vies dans « La fête immobile » et bien sûr, vide personnel du personnage principal d’« Incident de personne », cette homme si plein des histoires des autres, de leurs souffrances, qu’il en est écrasé, nié.
Le narrateur d’ « Incident de personne » vit depuis l’enfance une occupation. Aussi loin qu’il s’en souvienne, sa mère a en effet investi son espace intérieur en lui confiant crument, à lui, le fils qu’elle prétend seule aimer vraiment et plus que tout, la moindre de ses frustrations. Aussi loin qu’il s’en souvienne, elle a égrené soir après soir à l’heure du coucher et en lieu et place des contes, la longue liste de ses doléances envers une existence qu’elle exècre, qu’elle peuple de meubles, de choses trop chères pour elle, à défaut d’émotions. C’est donc tout naturellement que l’enfant réceptacle va devenir un homme urne : dans le cadre des ateliers d’écriture qu’il anime, on va glisser en lui les mots de l’horreur, lui confier comme à une tombe les plus lourds secrets, le prendre à témoin des injustices les plus criantes, lui révéler les traumatismes jusque là soigneusement tus. Et puisque rien qui lui serait propre n’a pu, par manque d’espace, pousser réellement en lui, ces mots lourds, ces récits corrosifs deviennent siens, germent et se déploient, menacent de le saturer tels une pollution.
Ainsi, quand un « incident de personne » – euphémisme qui est une violence supplémentaire faite au suicidé – survient à bord du train qui le ramène chez lui, à Nantes, après deux mois passés à Nicosie, le narrateur se retrouve à la fois mentalement projeté sur les rails, identifié malgré lui à la victime, à son désespoir et à son corps supplicié, et brusquement à saturation : cet incident là est la goutte qui le fera déborder. La jeune femme occupant le siège voisin, parce qu’elle ne s’épanche pas, sera celle qui reçoit, écoute juste assez pour ne pas effaroucher les confidences aux accents de confession de l’homme plein des autres.
Son monologue, dans la logique d’un réel brouillé et malléable, déroule alors son histoire autant que celles qu’on lui a confiées, des drames, pour la plupart, et parmi eux celui qui aura précipité son retour, quitte à affronter la faillite. Symbolisé par une douille au fond de sa poche, ce drame de la guerre a rappelé à l’homme ce qu’avec ses mots et sa mémoire, il a la possibilité d’être : Pas seulement l’instrument bref de soulagements répétés mais l’héritier conscient et consentant du monde, de ses laideurs et de ses beautés. Alors peut-être, les histoires qu’il porte deviendront un terreau et non une invasion. Alors il sera écrivain.