Pour le coup, malgré une parenté évidente, on fait le grand écart entre un court-métrage un peu expérimental et sans dialogue et un long construit sur une succession de saynètes et au casting riche.
Un film de Marc Caro & Jean-Pierre Jeunet (1991) avec Jean-Claude Dreyfus, Dominique Pinon, Ticky Holgado, Rufus & Karin Viard.
1.85 :1 ; 16/9
VF 5.1 ; 97 min
Une chronique de Vance
Résumé : « en des temps difficiles », Louison, un jeune artiste de cirque, se présente dans une boucherie pour une annonce : il s’agit de s’occuper de l’entretien d’un immeuble. Ses occupants ont tous des marottes qui leur permettent de tuer le temps mais leur principale préoccupation est de trouver de quoi se nourrir à une époque où la viande est rare et où l’on paie en graines. Très vite, Louison se montre serviable et empressé, mais la fille du boucher, séduite par sa gentillesse, se met à craindre pour sa vie…
Delicatessen est le film parfait pour exploiter les pistes explorées précédemment par le duo Caro/Jeunet. Situant à nouveau l’action dans un univers crépusculaire (on n’en sait guère plus sur les circonstances, mais on parle d’une guerre et on évoque un groupe de rebelles refusant l’ordre établi), ils font appel au formidable chef opérateur Darius Khondji (il a travaillé avec Fincher, Boyle et Wong Kar-Waï) pour traiter les images en voilant les extérieurs comme sous un rideau de brume ocre perpétuelle (à la semblance du smog verdâtre qui suinte des rues de Soleil vert). Dans cette ambiance, les couleurs s’affadissent et peu de détails ressortent : cela permet un travail sur les ombres similaire à celui du Bunker de la dernière rafale. Les réalisateurs amplifient encore ce décalage avec la réalité en usant d’angles de prises de vue très accentués (beaucoup de contre-plongées) et de cadrages osés, accentuant les traits grotesques des protagonistes. Tout est laid dans ce monde où l’espoir semble mort (à moins qu’il ne réside dans ce mouvement occulte de clandestins, les Troglodistes, impitoyablement réprimé par les autorités) mais l’innocence, la candeur et la générosité de Louison le mettent paradoxalement en lumière : le choix de Dominique Pinon est particulièrement pertinent, qui parvient sous certains angles et éclairages à adopter un air de jeune premier. A son image, le casting des autres interprètes est également une réussite, semblant tous issus d’une bande dessinée de Reiser : chacun d’eux fait l’objet de petites séquences allant du comique au dramatique, avec des éclairs de franche poésie ou d’angoisse. Hormis le boucher (excellent Dreyfus), ils sont tous dotés de plusieurs facettes, parfois touchants ou franchement drôles, parfois détestables ou malsains : cette communauté n’est rien moins que la synthèse d’une humanité perdue, dont les derniers représentants ressassent des souvenirs d’époque meilleure et trompent l’ennui les séparant de l’inéluctable.
Caro & Jeunet s’amusent visiblement sur ce scénario malin où la menace qui pèse sur Louison est bien vite dévinée : usant avec parcimonie d’effets visuels habiles, ils multiplient les séquences en parallèle et jouent sur le rythme de défilement des images ; les ralentis et accélérés suivent un tempo marqué par des bruitages amusants (les ressorts d’un lit, le perçage des boîtes à meuh, l’élastique d’une bretelle). La continuité entre les séquences pose problème cependant, le métrage semblant davantage constitué de petites histoires mises bout à bout, qui sont liées entre elles par des détails (la femme qui entend des voix dont est secrètement amoureux l’un des deux frères Kube, ou M. Potin, l’homme aux grenouiles surveillé par les enfants Tapioca), mais le duo parvient à les exploiter avec malice.
Evidemment, dans le cadre du Challenge, c’est l’environnement post-apocalyptique qui nous intéresse, mais le peu de renseignements (volontairement) fournis laisse plutôt place à des conjectures : l’immeuble (délabré) et la boucherie se dressent dans une rue bordant un terrain vague et on ne connaît pas d’autre occupant de ce quartier où se concentre l’essentiel de l’histoire. Seuls un taxi, un facteur borné et des journaux font office de moyens de communication avec le reste du monde. La télévision est plus étrange : diffusant en permanence des émissions remontant au temps du noir et blanc, il lui arrive de passer des enregistrements récents (comme cette scène où l’on voit Louison dans son numéro de cirque). C’est encore la patte de ces cinéastes, cette volonté d’inscrire leur film dans un registre nostalgique, fixant le monde de Delicatessen dans une bulle temporelle où ses événements seraient le reflet d’un futur possible de notre passé. Cette intemporalité qui marque leur style ajoute encore à l’impression d’irréalité qui se dégage de chacune de leurs œuvres (en commun ou pas) : cette sensation de « glissement de temps » rappelle des passages de livres de Philip K. Dick, mais d’une façon toute légère, comme involontaire. Il y a un refus du moderne dans Delicatessen, peut-être comme s’il était responsable de « ces temps difficiles » qu’ils déplorent tous (il faudrait voir leur court-métrage Foutaises pour vérifier si cette tendance est commune à toutes leurs productions) : on retrouve un peu cette relativité temporelle dans des œuvres pour la jeunesse disposant d’un univers original (les Orphelins Baudelaire, le Petit Monde des Borrowers).
Techniquement parlant, le DVD dispose d’une assez belle image sans trop d’imperfections, avec un son bien équilibré.
Le film qui a rendu Caro et Jeunet célèbres dans le monde entier. A voir absolument.
Ma note : 3,9/5
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