Philippe Blanchon nous propose un recueil dont l'ambition détonne dans le cadre de la poésie française contemporaine. À contre-courant des préjugés de l'heure - ceux de l'intimisme, de l'exsangue, ou du procédé refermé sur lui-même - de la plupart de ses collègues, il entend tout à la fois rendre compte de la démesure de l'espace à travers un lieu, appréhendés l'un et l'autre dans les mailles bariolées du temps historique. Sans pour autant, en réactionnaire, restaurer un état antérieur du genre ou soustraire son ample édifice verbal aux acquis des poétiques modernes.
C'est même cette adéquation d'un projet, comme hors le champ visuel de la plupart de ses contemporains, et de son verbe qui fait tout l'intérêt de sa démarche.
Disons-le, nous sommes en présence d'une épopée. D'une épopée paradoxalement reconduite à une échelle minimaliste. Épopée et minimalisme sauraient-ils s'apparier ? Bien évidemment, la question, en effet troublante, nous déconcerte. Comment le poète parvient-il à tenir les deux bouts ? Très simplement, en se défaisant du sujet collectif humain, ou, plutôt, en l'assimilant à l'espace-temps d'un lieu, celui de la ville de Toulon, qui transparaît, de-ci de-là selon les nombreuses facettes de son prisme paysager, historique, économique, légendaire et autres.
L'action et la tension vers un but collectif, si typique de l'épos classique, ont disparu. Comme ont disparu la linéarité du genre et la transcendance qu'il suppose toujours. Tout le contraire, plus qu'une victoire c'est un déclin qui, au centre de l'œuvre, se trouve infiniment documenté selon des plans contrastés embrassant différents ordres de la réalité économique et sociale.
Le sujet collectif est alors réfracté par deux personnages-nom, Martin, surtout, et Sandra. Du premier nous sont en outre donnés les écrits littéraires, des poèmes. Choix subtil qui recentre le dessein poétique sur lui-même : comme expérience d'écriture, justement. De cette écriture-là. Où donné(es) et donateur nouent inextricablement leurs attributs dans une mise en abyme vertigineuse.
Le vingtième siècle nous offre de nombreux exemples d'une réduction de ce type, dans laquelle un personnage se charge d'une valeur collective.
Si l'intentionnalité peut être schématiquement définie ainsi, comment s'incarne-t-elle ? Question, bien entendu, essentielle. Nous sommes à mille lieues de l'épanchement fortement affectif du chant rhapsodique, et, même, en son avers. Pour surprenant que cela puisse apparaître.
À l'impétueuse feuillaison traditionnelle succède un parti pris de concision extrême. La concentration résume l'approche sélectionnée. Énumérations, listes, listes, énumérations saturent, souvent en phrases exiguës mais d'un pouvoir de suggestion considérable, des vers hachés de nombreux points finaux. Il y a cristallisation en mots elliptiques éloquents d'un flot d'informations contrôlé. Dans les phrases nominales, des appositions infiniment juxtaposées, le recours aux répétitions, parviennent à camper la démesure de l'objet élu. Effet que renforce l'aplomb comme proverbial des énoncés comme de l'énonciation. Une "eccité", le but visé d'entrée, celle d'un lieu unique, autrement dit, Toulon comme échantillon du réel et allégorie, est alors obtenue. Car le néologisme incident efficace découle logiquement de cette poétique, tel cet "iciailleurs", condensant de nombreuses données contradictoires dans un seul mot-valise. Un effet d'immense accumulation de circonstances, si propre à servir le dessein de cette épopée d'un nouveau genre, se déploie dans la foisonnante superposition de ses multiples significations possibles. De réitérations en superpositions, il y a cartographie de cartographies.
À cette aune, l'unité rime étrangement avec fragmentation. À l'occasion, les descriptions s'étoilent, se chevauchent ou se heurtent sans compromettre pour autant leur promiscuité symbolique. Celle qui assoit précisément leur cohésion. Sans conflit, la diffraction s'associe partout à la réfraction. "Parler pour tenir le lieu : / que je romps soudain", confie le personnage-poésie dans le corps de son texte.
Un rythme prenant, plein d'allant, est le résultat le plus immédiat d'une telle attitude stylistique. Le dynamisme du mot au vers et du vers au vers suivant, du poème à peine lu au poème à lire étonne. Ce même rythme ne contribue pas pour peu à la cohérence rhétorique et à la cohésion sémantique du recueil unitaire. Le ton puissamment assertorique se pose pour exposer. "Ma tension produit le réel", peut, à bon droit, écrire le poète. La paronomase est une des figures de prédilection. La véritable pluie des allitérations et des assonances, son pendant entêtant. Les sonorités stridentes ou rêches dont les lettres r, t ou p sont les pivots le disputent aux plus musicaux, mais non moins cadencés, é et i, tout particulièrement en fin de vers.
De surcroît, l'omniprésente élision - et la litote, la métonymie et l'ellipse que celle-ci se subordonne tout au long - engrènent la cadence du mouvement de l'organisme poétique global.
Le langage est l'autre sujet de ce lieu-lieux. Il se retourne sur lui-même et sur son histoire pour défricher son avenir. Dante, Faulkner, Pound, Maïakovski, Olson, Zukofsky sont, par exemple, quelques-uns des nombreux transfuseurs d'énergie. Avec brio, dans son geste récapitulatif, le recueil se déporte de fait, et comme en passant, dans l'histoire stylistique de la poésie de tout un siècle pour en déduire ses figures : par imitation, induction, démarcation, réélaborations, citations, combinaisons - la liste demeure seulement indicative - selon les nécessités d'un inventaire inventif dont l'originalité s'avère manifestement incontestable.
[Philippe Di Meo]
Philippe Blanchon :
Le livre de Martin,
La Termitière, Librairie La Nerthe,
217 p. ; 20 Euros