Par Francisco Cabrillo (*)
Nous sommes presque tous plutôt sûrs que la mort est un événement auquel personne ne peut échapper et que, heureusement, on ne passe qu’une seule fois par cette désagréable étape. Mais il y eut un économiste dont les parents et les amis célébrèrent ses funérailles en deux occasions. Il s’appelait David Ricardo. Ricardo mourut-il deux fois ? Il ne semble pas facile que cela se soit passé ainsi. Mais les circonstances lui firent, d’une certaine manière, connaître la peu agréable expérience de funérailles de son vivant.
David Ricardo (1772-1823) est la grande figure de l’École anglaise d’économie politique. Son livre le plus important, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, dont la première édition fut publiée en 1817, est une des œuvres fondatrices de l’histoire des doctrines économiques. La structure et la rédaction même de cette œuvre reflètent un esprit avec une capacité analytique extraordinaire, capable d’extraire du monde réel des principes de base, d’application générale, qui constituent le noyau de sa théorie économique. Une des raisons pour lesquelles Ricardo écrivait ainsi est, sans doute, sa propre trajectoire personnelle et son activité professionnelle. Il ne fut pas un érudit ni un professeur universitaire, mais un financier, qui se constitua une grande fortune à la bourse de Londres ; et il lut seulement le grand livre d’économie de l’époque, La richesses des nations d’Adam Smith, un peu par hasard alors qu’il était oisif lors d’un séjour dans la cité balnéaire de Bath en 1799.Son nom indique, évidemment, que ses origines n’étaient pas britanniques. Ricardo était un juif séfarade, avec des origines familiales dans la péninsule ibérique. Étant donné l’atmosphère peu favorable aux Hébreux qui régnait dans ces terres sous le gouvernement des Habsbourgs, ses ancêtres s’installèrent en Hollande, pays d’où, plus tard, ils partiraient vers l’Angleterre. Notre personnage naquit à Londres et, après un séjour à Amsterdam, il entra grâce à son père dans le monde des affaires alors qu’il n’avait que quatorze ans. À vingt-et-un ans, il décida de donner un nouveau cap à sa vie et épousa Priscilla Ann Wilkinson. Le mariage ne fut toutefois pas sans problème. La fiancée n’était pas juive mais quaker et dans une famille comme celle de Ricardo cela signifiait quelque chose aussi grave que la rupture avec la foi de ses aînés. Sa décision fut, dès lors, mal prise par ses parents. Malgré le fait que leurs ancêtres avaient souffert des effets de l’intolérance, les membres de sa famille n’hésitèrent pas à se montrer absolument intolérants. Ou juif ou mort fut le verdict, semble-t-il. Et comme notre économiste avait déjà pris sa décision, ils décidèrent simplement de le considérer pour mort. Et comme il n’était pas question de le laisser sans appui divin dans l’autre vie, ils célébrèrent les funérailles correspondantes et dirent dans la synagogue les prières pour le frère décédé.
Cependant, il ne semble pas qu’une aussi pittoresque attitude affecta outre-mesure Ricardo. Même si sa situation devint plus difficile dans le négoce où il se vit fermer de nombreuses portes de financiers juifs. Mais il démontra être suffisamment habile et intelligent pour en ouvrir d’autres et triompher pleinement dans le monde des affaires. Plus tard, il fut député au parlement britannique, profitant de l’opportunité que lui donnait son siège pour défendre ses idées économiques, activité qui s’accompagnerait, en plus, de la publication d’une série de travaux sur des questions économiques d’actualité qui exerceront une grande influence dans l’Angleterre de l’époque.
Des années plus tard, en 1823, on célébra ses secondes funérailles. Ricardo était encore un homme jeune, qui n’avait que 51 ans ; et sa mort fut aussi soudaine qu’inattendue. Ces nouvelles funérailles durent être assez différentes des premières, non seulement parce que, cette fois, il était réellement décédé, mais aussi parce qu’il était devenu un personnage illustre. Mais son étrange relation avec l’intolérance religieuse ne s’acheva pas avec sa mort. Un siècle plus tard, John M. Keynes, qui fut toujours très critique avec les idées économiques de Ricardo, forgea une de ses fameuses phrases pour expliquer la grande influence que la théorie de notre économiste avait exercé en Grande-Bretagne : « Ricardo conquit l’Angleterre – écrit-il – d’une manière aussi absolue que la Sainte Inquisition avait conquis l’Espagne. » Sans mettre en doute son caractère brillant, je crois que la formule est peu heureuse.
(*) Francisco Cabrillo Rodríguez, président du Conseil économique et social de la communauté de Madrid, est professeur d’économie appliquée spécialisé dans la politique économique régionale.
Article originellement publié par Libertad digital.