Par Carlo Lottieri et Emmanuel Martin (*)
Dans les discours sur le développement, la démocratie à l’occidentale est devenue le modèle politique de référence vers lequel tendre. Dans les manifestations du printemps arabe les revendications sont essentiellement un droit à la démocratie contre l’autoritarisme. Pour autant, au sud du Sahara, la démocratie ne semble pas aller sans heurts. Le processus d’imposition de la démocratie à l’occidentale est-il si vertueux ? Bien sûr la démocratie occidentale vaut mieux que le totalitarisme, politique ou religieux. Il n’est pas question ici de défendre le relativisme : certaines institutions valent mieux que d’autres et permettent aux peuples de devenir prospères. Pour autant, à l’opposé de la position relativiste se trouve le dogmatisme, consistant ici justement à vouloir imposer un modèle à certaines sociétés, au prétexte que ce modèle serait celui des sociétés dites riches. Or, forcer « par le haut » la démocratie à l’occidentale dans des pays qui n’en ont pas la culture et ont une histoire spécifique, peut se révéler problématique. Pour au moins deux raisons.
(Dessin de presse : René Le Honzec)
Premièrement, ce que les sociologues appellent le « transplant institutionnel », c’est à dire l’exportation dans un pays, dit « à développer », d’une ou plusieurs institutions en provenance d’un autre pays, dit « développé », ne va pas sans poser problème. En effet si l’exportation se fait par le haut, la ou les institutions exportées devront remplir la même fonction que dans leur contexte d’origine, leur « ordre institutionnel » d’origine. Mais cela est justement impossible car les institutions dans un contexte dépendent d’autres institutions pour assurer leur fonction : c’est le problème de la complémentarité institutionnelle. Si ces autres institutions ne sont pas présentes dans l’ordre institutionnel d’accueil, le transplant ne produira pas les effets escomptés, et sans doute produira-t-il même des effets pervers.
Il faut par ailleurs rappeler que l’ordre institutionnel est déterminé en grande partie par le niveau de développement économique. Un exemple : le travail des enfants au Pakistan s’explique par le sous-développement de ce pays, comme d’ailleurs le travail des enfants en occident il y a encore quelques générations. Dans les années ’90, vouloir imposer une norme occidentale au Pakistan en empêchant le travail des enfants, par le biais des sanctions commerciales américaines (qui partaient d’un bon sentiment), s’est avéré catastrophique : les enfants, devant ramener un revenu à la maison et ne pouvant plus être embauchés dans les usines textiles, se sont pour beaucoup prostitués. Voilà une conséquence inattendue, un effet pervers, d’une forme de transplant institutionnel en définitive inapproprié. Pour le cas qui nous intéresse : si l’Afrique a des traditions démocratiques, elle ne partage pas forcément la culture occidentale de la démocratie. Les ordres institutionnels divergent et se pose le problème de la compatibilité lors d’un transplant au sein d’un ordre institutionnel local.
Deuxièmement, ce dogmatisme peut s’avérer d’autant plus dangereux que le modèle lui-même ne possède pas ou plus la qualité « démocratique » qu’on lui attribue. Le même weekend de juin 2009, les réactions officielles des chefs d’État à la crise politique au Honduras (où un Président avait été légitimement démis de ses fonctions car il violait la constitution démocratique), et leur silence devant le président du Niger (qui s’était attribué des pouvoirs exceptionnels quand la Cour constitutionnelle lui refusait de tenir un referendum pour se représenter) traduisait une mécompréhension du rôle de la constitution libérale et démocratique comme moyen de limitation de l’arbitraire du pouvoir. L’épisode tragi-comique des référendums sur la constitution européenne où une classe politique a cherché à faire revoter une proposition de constitution jusqu’à ce que la majorité dise « oui » (de manière irrémédiable), le « non » n’étant pas acceptable pour elle, était du même acabit.
Nombre de sociétés occidentales ont depuis longtemps perdu de vue l’essence même du phénomène démocratique. La démocratie tend à y devenir une façade, un simulacre qui n’a pas grand’ chose à envier à la « démocratie bananière » justement. La bureaucratisation des sociétés occidentales n’est sans doute pas étrangère à ce fait. Par le biais d’une redistribution à grande échelle se transformant en clientélisme de masse, (en France, d’une « décentralisation » largement irresponsable), technocrates et politiciens ont pris depuis longtemps le pouvoir, le jeu démocratique se résumant à une alternance convenue entre carriéristes de la politiques, sans que le fond ne change. D’où les difficultés à réformer. Pire : la réforme devient permanente dans le discours pour donner l’illusion du changement alors que rien ou presque ne bouge en réalité. Les élections deviennent l’alpha et l’oméga du système, alors qu’elles ne devraient être qu’un moyen de limiter l’enflure du pouvoir : c’est l’érosion démocratique de la démocratie.
En se concentrant sur le protocole, sur la « coquille », au détriment du fond et de la substance, le modèle démocratique occidental s’est éloigné du peuple justement. Malentendu tragique : il ne s’agit plus de donner le pouvoir au peuple mais donner au pouvoir une justification populaire. D’ailleurs, les plus grandes dictatures ne s’appellent-elles pas des démocraties populaires ? Si c’est ce modèle « creux » de démocratie qui est exporté, dans lequel on met en avant les mécanismes d’organisation et de justification du pouvoir plutôt que les mécanismes de limitation du pouvoir, il ne faut pas s’étonner de l’échec de ce transplant dans des sociétés pauvres.
Article paru originellement sur UnMondeLibre.org.
(*) Carlo Lottieri est professeur de philosophie politique à l’Université de Sienne et dirige l’Institut Bruno Leoni. Emmanuel Martin est analyste sur UnMondeLibre.org