A propos d'Œdipe : notes sur le théâtre de Gide (2/2)

Par Blogegide
[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide. Aujourd'hui la seconde partie des "réflexions rapides sur Œdipe" d'Enea Balmas.]
A PROPOS D'«ŒDIPE » : notes sur le théâtre de Gide, par Enéa Balmas
(lire la première partie)
C'est donc un Gide profondément renouvelé qui, vers 1930, revient au théâtre : à la veille de quelque chose d'inédit (l'événement confirmera les prémisses, car bientôt nous verrons Gide succomber à la tentation du communisme, et se permettre ce « tour de valse» qui fit tant de bruit avec les Soviets). Il n'en fallait pas moins pour expliquer une entreprise comme celle dans laquelle il se lance maintenant, une réfection de la tragédie sophocléenne, qui comporte un renversement radical des données traditionnelles. Ce qu'on a le moins compris dans la pièce ce furent sans doute des déclarations fracassantes de ce genre (elle en est toute émaillée) :
J'imagine, beaucoup plus tard, la terre couverte d'une humanité désasservie, qui considérera notre civilisation d'aujourd'hui du même œil que nous considérons l'état des hommes au début de leur lent progrès. Si j'ai vaincu le sphinx ce n'est pas pour que vous reposiez... J'ai compris, moi seul ai compris que le seul mot de passe pour n'être pas dévoré par le sphinx c'est l'homme (16).
Un Gide progressiste, qui ne se borne pas à altérer profondément le personnage qu'il met en scène (Œdipe, symbole transparent, dans le mythe ancien, de l'homme vaincu pair le destin, deviendra, dans sa transposition, assez paradoxalement un vainqueur), mais qui en fait un héros politiquement engagé :
Pour se grandir, il faut porter loin de soi ses regards. Et puis, ne regardez pas trop en arrière. Persuadez-vous que l'humanité est sans doute beaucoup plus loin de son but, que nous ne pouvons encore entrevoir, que de son point de départ que nous ne distinguons déjà plus (17).
Et pourtant, c'est d'abord pour cela que la pièce a été écrite par Gide : pour dénoncer l'aliénation présente de l'humanité («Le peuple préfère toujours à l'explication naturelle l'interprétation mystique » (18)), pour réaffirmer sa foi (qui paraît, à tout prendre, bien nouvelle...) dans le progrès et dans l'avenir de l'homme, et surtout pour flétrir la paresse morale et mentale de la conservation. C'est à Créon que cette dernière tâche est confiée et, sur ses lèvres, la satire prend des intonations cinglantes :
A toi l'initiative, la nouveauté. Quant à moi, le passé me lie. Je respecte la tradition, les coutumes, les lois établies. Mais ne penses-tu pas qu'il est bon, dans un État, que tout cela soit représenté, et que je fais, en regard de ton esprit novateur, un heureux contrepoids qui te retienne d'aller trop vite, qui mette un frein à tes entreprises trop hardies, lesquelles risqueraient souvent de disloquer le corps social, si on ne leur opposait cette force d'inertie et de cramponnement qui est mienne (19) ?
Longtemps avant l'Oreste des Mouches, et bien avant l'apparition de l'existentialisme et de la littérature engagée, Gide met en scène le cas de l'intellectuel qui reconnaît sa «situation» dans le monde, et qui tire de cette découverte un enseignement, qui le poussera à agir dans le sens d'une «promotion» de la liberté, en faveur du peuple au sein duquel il est placé. Et il étudie ce cas parce que, comme nous venons de le voir, c'est son propre cas : la tragédie sophocléenne, ainsi refaite, est l'aboutissement nécessaire de son évolution, l'assouvissement des instances profondes qui se perçoivent dans sa pensée dans les années qui précèdent l'apparition d'Œdipe. C'est à ce caractère de nécessité de la pièce qu'il faudra imputer encore un autre élément qui la caractérise, la composante de la joie. C'est sans doute parce qu'en l'écrivant il réalise un certain nombre de ses aspirations secrètes (le dépouillement du vieil homme qu'il avait été jusqu'à présent, la fin du cauchemar de la transcendance, etc.) que Gide connaît cet état rare d'équilibre et de bonheur. « Son bonheur tranquille est impie », remarque Tirésias, en parlant d'Œdipe ; et aussitôt le cri d'Ismène lui répond : « C'est en moi-même qu'est la joie et je l'entends chanter dans mon cœur » (20). Conçue dans la joie: parce qu'Œdipe est bien conscient d'être vainqueur :
Jailli de l'inconnu, plus de passé, plus de modèle, rien sur quoi m'appuyer ; tout à créer, patrie, ancêtres... à inventer, à découvrir. Personne à qui ressembler que. moi-même... O Gréon ! si soumis, si conforme à tout, comment comprendras-tu la beauté de cette exigence ? C'est un appel à la vaillance... (21)
Il ne s'agit pas du seul Œdipe, on le comprend bien, car Œdipe n'est pas seul à avoir triomphé du Sphinx. Et celui qui a vaincu le Sphinx est en droit de rêver d'un nouveau départ : « Par la force de mes poignets j'atteins au sommet du bonheur » (22) (finalement, Gide n'a à cette époque que soixante-et-un ans...). Bonheur, encore une fois, légèreté : qui se traduisent aussi par des clins d'œil imprévisibles, par des coups de patte à peine amorcés contre amis et adversaires. C'est pour cela que, dans la pièce, Étéocle est censé avoir écrit un essai qui a pour titre Le nouveau mal du siècle : notre inquiétude : parce que Gide pense, avec un sourire à fleur de lèvres, à Notre Inquiétude, de Daniel-Rops, et à Un Nouveau Mal du siècle, de Marcel Arland (23).
Cela dit, est-il vraiment exact que l'auteur d'Œdipe ne ressemble en rien à celui des Nourritures? Pour autant qu'il ait pu changer, il n'a certes pas pu dépasser certaines limites ; il n'a pas pu s'empêcher, notamment, de rester gidien. Ce qui nous ramène à un deuxième aspect de la pièce, et nous permet de cerner de plus près le problème fondamental de sa signification.
Tout d'abord, la nature même de la victoire d'Œdipe. A travers le triomphe sur les démons (de la peur, de la transcendance) qui le terrorisent, celle-ci représente la victoire de l'homme sur son inquiétude ; victoire d'un type particulier, car elle l'amène à un engagement dans la communauté, à la prise en charge d'une responsabilité sociale, et à la lutte pour la liberté d'autrui, mais victoire quand même sur les stériles angoisses de l'individu qui se morfond dans son isolement. Or, cette victoire — Gide se hâte de nous le préciser — est toujours à recommencer : loin d'être acquise une fois pour toutes et de représenter un aboutissement, elle n'est en fait qu'un point de départ :
Car, comprenez-moi bien, mes petits, que chacun de nous, adolescent, rencontre au début de sa course, un monstre qui dresse devant lui telle énigme qui nous puisse empêcher d'avancer... persuadez-vous qu'il n'y a qu'une seule et même réponse à de si diverses questions; et que cette réponse unique c'est l'homme : et que cet homme unique pour chacun de nous c'est : Soi (24).
C'est bien Ménalque qui, à travers cette réponse, montre à nouveau le bout de l'oreille; c'est bien sa silhouette inquiétante qu'on voit se glisser derrière la corpulente et toute terrienne image du bonheur d'Œdipe. Et, comme cela était à prévoir, Ménalque ne revient pas seul, mais ramène à sa suite d'autres thèmes typiquement gidiens. Ainsi, cette horreur du confort (« l'horreur du repos, du confort, de tout ce qui propose à la vie une diminution, un engourdissement, un sommeil »), ce confort qui menace Œdipe dans son bonheur (qui est pourtant le résultat de sa victoire), et contre lequel il se doit maintenant de réagir :
Ah! je comprends à présent pourquoi ma valeur dormait. En vain m'appelait l'avenir. Jocaste me tirait en arrière [...] Il est temps. Quitte-moi ! Je romps l'attache... Et vous, enfants, compagnons de ma somnolence, opacité de mes désirs réalisés,- c'est sans vous qu'il me faut entrer dans mon soir pour accomplir ma destinée (25).
Même pour Œdipe, donc même pour l'homme qui a exorcisé, le Sphinx, le temps du réveil revient (« Œdipe, le temps de la quiétude est passé. Réveille-toi de ton bonheur » (26)), et celui d'un nouveau départ. Est-ce encore la disponibilité ? est-ce toujours l'inquiétude ? est-ce toujours ce désir d'horizons sans bornes qui tourmentait l'Enfant prodigue ? Les mots ont apparemment la même densité :
Mon âme a déjà quitté Thèbes, et tous les liens qui me rattachaient au passé sont rompus. Je ne suis plus un roi : plus rien qu'un voyageur sans nom, qui renonce à ses biens, à sa gloire, à soi-même (27),il s'agit toujours de partir, même avant de savoir où aller (« Quel peut être le but ? », demande Étéocle : « Il est devant nous, quel qu'il soit », répond Œdipe (28)). Mais en réalité — et c'est là la grande nouveauté de la pièce — il ne s'agit plus de partir pour se soustraire, de fuir, fût-ce par amour du risque, afin de se trouver : cette fois-ci, ne pas accepter (et donc se révolter ; mais le mot n'avait pas encore droit de cité en littérature) signifie se sacrifier. Œdipe se sait promis à un grand destin, qu'il aurait voulu accomplir dans la joie, mais qu'il accepte de réaliser dans l'abnégation, puisque les dieux sont contraires : « N'importe ! C'est volontiers que je m'immole. J'étais parvenu à ce point que je ne pouvais plus dépasser qu'en prenant élan contre moi même » (29).
Un mot d'acceptation sur les lèvres d'un héros gidien est un aboutissement assez rare pour qu'il soit permis de l'enregistrer avec empressement. Quitte à ajouter aussitôt, naturellement, que Gide ne serait pas Gide s'il ne s'était pas arrangé pour donner à cette acceptation toute l'épaisseur de ses thèmes les plus caractéristiques et les plus ardus. Car si Œdipe accepte de se sacrifier, il veut en même temps que ce sacrifice (qui est acceptation) reste un geste de révolte et qu'il se fasse pour quelqu'un (les hommes) mais contre quelque chose. L'acceptation (le « je m'immole » de tout à l'heure) prendra donc la forme d'un « geste fou » :
Je voudrais échapper au Dieu qui m'enveloppe, à moi-même. Je ne sais quoi d'héroïque et de surhumain me tourmente. Je voudrais inventer je ne sais quelle nouvelle douleur. Inventer quelque geste fou, qui vous étonne tous, qui m'étonne moi-même, et les dieux (30).
et peut-être aurait-on raison de retrouver quelques vestiges d'une autre vieille intuition gidienne, l'acte gratuit, dans ce sursaut héroïque d'Œdipe. Ce qui lui donne tout son sens, et une signification entièrement nouvelle, c'est le contexte dans lequel il est situé. D'un côté, c'est un geste de révolte contre les dieux (ou contre ce « destin révoltant » dont parlera un jour Camus), et non plus contre une condition humaine jugée insatisfaisante et insupportable parce qu'elle refuse un assouvissement à nos «instances» les plus délicates ; de l'autre côté, c'est un geste qui ne s'accomplit plus pour nous-mêmes, mais pour les autres. « Reste avec nous, Œdipe ! », s'exclame le chœur, dès qu'il a su que de grandes bénédictions sont réservées à la terre qui accueillera un jour les restes du vieux roi, « que t'importent ceux qui ne te connaissent pas ? ». La réponse d'Œdipe a la noblesse d'un suprême message : « Quels qu'ils soient, ce sont des hommes. Au prix de ma souffrance, il m'est doux de leur apporter du bonheur » (31).
On saisit bien la distance qui sépare Œdipe du Prométhée mal enchaîné, qui brisait les chaînes d'une certaine condition humaine ; et même de Saül, de Ménalque et des autres, tous lancés à la poursuite d'un accomplissement de leur singularité. Et l'on voit en même temps l'étonnante fidélité de Gide à lui-même : car finalement Œdipe aussi se réalise, ne poursuit que son accomplissement, dans le bonheur comme dans le sacrifice. Mais tandis que tous les autres héros gidiens ne savaient pas discerner leurs ennemis (ceux contre qui se réaliser), Œdipe a choisi son camp, et, pour avoir trouvé un ennemi (le Sphinx), il a du même coup retrouvé, avec une foule d'amis, une véritable noblesse.
L'importance de cette pièce de Gide nous paraît remarquable. Nous ne pensons pas tellement à sa situation interne, dans le cadre de l'œuvre gidienne (elle marque le début d'un cycle, qui s'achèvera avec Robert ou l'intérêt général, qui dénonce la fin de l'idylle avec les idées d'engagement politique), mais bien plutôt à sa structure, et donc à sa signification. Gide n'a pas emprunté un chemin oblique, mais bien plutôt un grand thème sophocléen, la tragédie grecque dans son moment de plus grande splendeur. Il s'est confronté à un adversaire de taille ; et dans ce cadre exigeant il a voulu faire passer une intuition typiquement gidienne. Dans le cadre d'une histoire « fermée » et qui ne comportait qu'un héros immobile (prisonnier des langes d'une tradition millénaire), il a su introduire un héros « ouvert » et en mouvement, qui choisit son destin et qui se crée, matériellement, sous les yeux du spectateur. C'est pour cela qu'Œdipe, loin d'être vaincu, est vainqueur : il n'a que mépris pour le destin, il choisit lui-même de se punir, il s'en va volontairement en exil. Il a en effet trouvé sa raison d'être, c'est-à-dire sa justification : sa révolte ou, si l'on préfère, sa disponibilité et même son inquiétude, pour reprendre des termes que Gide ne voudrait plus employer, en 1930, mais qui gardent toujours, quoi qu'il en ait, leur validité, s'entourent maintenant, pour être faits pour les autres, d'un prestige de moralité qui en rachète l'inutilité. Plus que jamais, Gide : qui a besoin d'être insoumis, et de l'être en même temps avec une caution morale :
Mais l'homme ne peut-il pas apprendre à exiger de soi, par vertu, ce qu'il croit exigé par Dieu ? Il faudra bien pourtant qu'il y parvienne ; que quelques uns de nous, d'abord ; faute de quoi, la partie serait perdue. Elle ne sera gagnée, cette étrange partie, que voici que nous jouons sur terre... que si c'est à la vertu que l'idée de Dieu, en se retirant, cède la place ; que si c'est la vertu de l'homme, sa dignité, qui remplace et supplante Dieu (32).
C'est à ce prix, et seulement à ce prix, qu'il se reconnaît le droit,comme Œdipe, de se dresser contre les dieux : à partir du moment où il se sent à nouveau justifié, à l'abri d'une conception éthique qui ne le cède en rien, en dignité, à la transcendance répudiée.
Œdipe illustre donc, avec une efficacité particulière, la valeur du théâtre de Gide en vue d'une compréhension exacte de son œuvre. Justement parce que le théâtre propose, par des formules dépouillées mais incisives, ce que les essais et les romans suggèrent sous une forme voilée et parfois tortueuse : l'homme est la grande réponse à l'énigme du Sphinx. C'est encore le sens ultime d'une œuvre qui n'ignore pas les repentirs et les oscillations, mais qui finit par s'arrêter sur cette réponse péremptoire : l'homme, et l'homme seul.
ENEA BALMAS
Notes : 16. Œdipe, loc. cit., p. 283-284. 17. Loc. cit., p. 282-283. 18. Loc. cit., p. 261. 19. Loc. cit., p. 269. 20. Loc. cit., p. 277. 21. Loc. cit., p. 272. 22. Loc. cit., p. 253. 23. Voir H. Daniel-Rops, Notre Inquiétude, essais (Paris, Perrin, 1927) ; M. Arland, « Un nouveau mal du siècle », in La Route obscure, essais (Paris, Gallimard, 1924). 24. Loc. cit., p. 284. 25. Loc. cit., p. 294-295. 26. Loc. cit., p. 289. 27. Loc. cit., p. 303. 28. Loc. cit., p. 288. Gide avait déjà utilisé la même image, avec des mots identiques. « Bernard pense : — Se diriger vers un but ? — Non ! Mais "aller de l'avant ". » (Journal des Faux-Monnayeurs, op. cit., p. 91). 29. Loc. cit., p. 301. 30. Loc. cit., p. 297. 31. Loc. cit., p. 303-304. 32. Feuillets d'Automne (Paris, Mercure de France, 1949), p. 271-272.