Un artisan de la littérature française. Un travail méticuleux de fourmi, de mise en lumière et une question en rêve : les écrivains
seraient-ils prêts à se sacrifier pour leurs livres ?
Projecteur sur des grands comme Georges Dumézil
Je me souviens en particulier de l’émission spéciale avec Georges Dumézil, un sauveur de langues, auteur d’une œuvre inégalée,
humble chercheur presque nonagénaire, qui avait accueilli Bernard Pivot le 18 juillet 1986, chez lui, dans son impressionnante "cathédrale de livres", rue Notre-Dame-des-Champs à Paris, quelques
semaines avant sa mort (vidéo visible ici).
Bernard Pivot se rappelle très bien : « Avant d’interroger Georges
Dumézil, je n’étais pas un lecteur assidu, ni un familier des langues indo-européennes. J’ai passé des vacances à essayer de comprendre l’intérêt de ses travaux. J’avais tellement la "trouille"
de paraître nul ! Il a apprécié certaines questions. De fait, l’entretien se tient et la fin est même très émouvante. » ("La
Croix", 25 juin 2004).
Il explique aussi sa joie d’avoir interviewé de grands auteurs (comme Georges Dumézil mais aussi Alexandre Soljenitsyne, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Marcel
Jouhandeau, Vladimir Nabokov, Claude Lévi-Strauss, Julien Green,
Françoise Dolto, Georges Simenon…) : « Je jouais gros face à du grand gibier : pas question de se révéler alors piètre
chasseur ! Dès que l’entretien commençait, le naturel reprenait le dessus et j’éprouvais de l’agrément à me retrouver face à un grand auteur. J’étais alors tout entier dans le plaisir de la
parole, de l’échange, de la culture, du partage. (…) La nuit qui suivait ce genre d’entretiens, l’esprit d’escalier me saisissait et m’empêchait de dormir. ».
Des émissions littéraires et culturelles
Bernard Pivot, c’était évidemment les sept cent vingt-quatre émissions "Apostrophes" sur Antenne 2 du 10 janvier 1975 au 22 juin
1990 puis
Son avant-dernière émission de "Bouillon de culture" (le 22 juin 2001) a été spécialement délocalisée dans les ruines de la bibliothèque
nationale de Sarajevo avec une question pour bacheliers sur la culture (rapproche-t-elle ou sépare-t-elle les hommes ?) et sa dernière émission a été diffusée le 29 juin 2001 (il y a bientôt
dix ans) où était notamment invitée l’écrivaine Amélie Nothomb.
Cette dernière l’a remercié de ses trois invitations sur le plateau en lui racontant ce rêve :
« Il y a deux nuits, j'ai fait ce rêve que je certifie authentique : je passais à l'émission de
Bernard Pivot et ce dernier annonçait aux téléspectateurs, en direct, qu'au terme de chaque temps de parole, chaque invité serait tenu de sauter en parachute – le studio d'enregistrement étant
situé dans un zeppelin, cela s'y prêtait. Pivot a ajouté : "Un auteur qui refuserait le saut serait disqualifié. Car que penser d'un écrivain qui ne serait pas prêt à sacrifier sa vie pour son
livre ?" Je me suis réveillée terrifiée. Ce rêve signifie probablement quelque chose, mais je ne sais pas quoi. »
Une méthode rare et efficace
Le secret du succès des émissions de Bernard Pivot, c’est, selon Alain Dreyfus, journaliste, de savoir s’effacer : « Quitte à passer pour un naïf, ne pas vouloir chercher à briller aux dépens de ceux qu’il interroge, mais, selon la vieille combine de la maïeutique
socratique, leur laisser avancer eux-mêmes leurs argumentaires. Une stratégie à l’opposé des tendances actuelles, qui font de plus en plus de l’invité un faire-valoir du tout-puissant
animateur. » ("Libération", 22 juin 2001).
Paul Otchakovsky-Laurens, l’éditeur de Marguerite Duras et de Georges Perec (mais aussi de Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère…),
reconnaît en Bernard Pivot, qui a toujours refusé de faire du copinage et de participer à des opérations commerciales, un véritable accoucheur de lecteurs qui a « permis pour un grand nombre de désacraliser le livre, de faire entrer dans les librairies une foule de gens qui, sans lui, n’y auraient jamais mis les
pieds ».
Une éthique personnelle incorruptible
Sur France Inter le 22 avril 2011, Bernard Pivot a avoué son éthique et sa conscience professionnelle : « Je n’ai pas écrit de livre, car je ne voulais pas être en concurrence avec les auteurs que j’invitais. ». Si bien que le 5 octobre 2004, il est le premier non-écrivain à être élu à l’Académie Goncourt.
Pendant un quart de siècle, il a été sans doute l’homme le plus influent de la littérature française, capable, après son émission du
vendredi soir en direct, d’amener de nombreux téléspectateurs dans les librairies dès le lendemain matin pour acheter les livres abordés.
L’expérience de Daniel Schneidermann
Daniel Schneidermann, qui reste impressionné par la grande éthique personnelle de Bernard Pivot, témoigne d’ailleurs qu’à ses
débuts de journaliste (les débuts de Schneidermann), Bernard Pivot était incorruptible : personne ne pouvait faire pression sur lui pour venir dans son émission, que ce soit le romancier
débutant et inconnu ou le vieux mandarin sûr de son génie, seul décidait Bernard Pivot selon ses propres critères qualitatifs.
Et c’est cette conscience morale qui est à souligner : Bernard Pivot refusait d’être en présence de conflits d’intérêts. En ne
publiant pas, il a évité toute suspicion qui aurait pu peser sur la crédibilité de ses propres émissions.
Enfin, si, il a un peu publié, mais pas vraiment des œuvres littéraires à part des chroniques et un roman bien avant ses émissions :
des bouquins sur le vin, sur le football et sur la langue française, bref, ses trois passions dans la vie.
Quelques citations
Pour finir et s’en délecter, voici quelques citations fort judicieuses tirées de son livre d’entretiens avec Pierre Nora "Le
métier de lire" (éd. Gallimard, 1990 et 2001).
Sur le zapping :
« Malheur aux naïfs qui croient que zapper, c’est vivre, et qu’en conséquence, vivre, c’est zapper. »
« Malheureusement, à vouloir être partout, le zappeur n’est plus nulle part. Il sonde,
saute. À la durée, il préfère le va-et-vient ; à la fidélité, le vagabondage ; à la connaissance, les flashes. »
« Le zapping, c’est à domicile et à volonté, le pouvoir absolu : régal des petits
chefs, joujou des beaufs, revanche pour les humiliés, les sans-grade. »
« Avec une télécommande et une chasse d’eau, l’homme est un animal sédentaire qui vit
heureux. »
« Le zapping est une incitation fébrile et sournoise à exiger davantage des autres :
disponibilité immédiate, obéissance, comme à la télé, au doigt et à l’œil. »
Sur l’ego des auteurs :
« Si un écrivain est couronné, encensé, il considère que c’est la juste contrepartie de son talent. S’il est ignoré de la
critique, dédaigné par le public, il en tient l’attachée de presse pour principale responsable. »
« Dire à un écrivain que son dernier livre est décevant n’est attentatoire ni à la
politesse, ni au plaisir de lire. Cela apporte, au contraire, du crédit aux éloges. »
« On accorde à l’écrivain un crédit d’intelligence et de sagesse dont seul le grand médecin
peut se prévaloir. »
Sur les transports :
« Le TGV, trop rapide, est un mauvais coup porté au livre. »
« Il n’est pas impossible que la prolifération des automobiles entraîne un accroissement de
la lecture. »
Et la dernière sur sa propre humilité d’avoir été un animateur célèbre :
« La télévision ne produit pas de stars. Elle porte momentanément au pinacle de la notoriété des journalistes et des animateurs.
Que ces vedettes quittent leur emploi, elles sont vite oubliées. »
Bernard Pivot, revenez !
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (5 mai 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Alexandre Soljenitsyne.
Claude Lévi-Strauss.
François Nourissier.