Après Le corps du sable paru en 2006 dans la collection Grammages, les Editions de L’Amourier viennent de publier le dernier livre de Fabio Scotto, poète italien, connu aussi en France pour son œuvre de traducteur et de critique littéraire. Sur cette rive/A riva rassemble, autour de la figure charnelle et mentale du lac, un prologue, trente-cinq proses et un poème final, traduits par Patrice Dyerval Angelini dont il faut souligner le beau travail. La préface d’Yves Bonnefoy, à qui l’auteur dédicace son livre de façon signifiante comme celui qui lui a « enseigné à être parole de la terre et à chercher toujours dans l’ici toute autre rive », ouvre la lecture aux subtiles variations de la forme et à la profondeur du sens.
Car cette autre rive où accoste le poète n’est-elle pas d’abord celle d’une parole poétique inventive qui, dans le passage du vers à la prose, peu courant en Italie, lui permet d’épouser non seulement « ces mouvements de l’âme », ces intensités intérieures dont déjà rêvaient Baudelaire et Nerval mais aussi de créer un agrandissement du réel par le regard, la pensée, les images et le rythme d’une langue incluant tous les registres, du plus lyrique, tragique et onirique au plus narratif et réaliste, ou même polémique, dans une seule circulation des souffles et des eaux ? Ces brefs récits, puissamment reliés par leur thème central, mêlent l’observation aigue du visible à la réflexion sur le temps, l’amour, la mort. Tous se nourrissent d’un vécu où « le lac devient cet œil de la terre » qui origine le geste d’écrire. A la fois surface et réceptacle, ombre et lumière, racine et vent, il est le lieu du reflet, du passage, du mystère et de la métamorphose. En ses bords, le poète interroge la réalité du monde et de l’être jusqu’à dessiner les frontières d’un arrière-pays où résonnent de multiples voix. Voix « remparts contre le silence », vivantes ou mortes, proches ou lointaines comme celles des écrivains qui hantent les pages du recueil. Dante, Rousseau, les poètes romantiques, Proust, Sereni sont souterrainement des inspirateurs pour la beauté, des compagnons de lucidité ou de révolte, autant qu’Yves Bonnefoy, Bernard Noël ou Hélène Cixous, les contemporains amis. Mais c’est l’ombre de Pasolini, prophétique, qui s’étend jusqu’aux pages ultimes où se dévoile une des clefs du livre : la critique d’une société livrée à la bêtise, à la corruption et au cynisme. « Qu’aurait écrit là-dessus Pasolini…», se demande, mélancolique, Fabio Scotto évoquant l’Italie, mais ce pourrait être la France aussi bien, avec « les puissants du jour… leur déploiement d’attachés de presse obséquieux, d’avocats serviles, de pétasses arrivistes, de parents et alliés ineptes. » ? Les monstres qui remontent des abîmes du lac sont aussi ceux qui polluent ses flots, perdent les barques, rejettent des « victimes inanimées sur la rive », ceux dont les maux et maléfices nous laissent « gorges encombrées d’effroi », dans « la douleur muette des puits ». Violence, questionnement, paura, écrit Bonnefoy. Dans Regard sombre et bien d’autres récits, le lac officie une cérémonie de l’adieu sur fonds de noir et de néant. Mais s’il « n’y a rien qu’un sillage rougeâtre suivant la dernière embarcation », si « nous sommes tués », « malgré tout, les livres, les mots sont encore là... », et comme le rappelle Fabio Scotto en une sorte de profession de foi, grâce à eux, « quoi que fassent les malins, nous ne plierons pas et serons encore présents ». Parole d’un poète qui donne ancora pieno senso allo scrivere come gesto a suo modo laicamente salvifico.1
Texte politique, travail du souvenir, fragments d’autobiographie, noms de pays ( et quel plaisir sonore dans tous ces toponymes italiens !), éclats de réalité, va-et-vient entre ici et ailleurs, images et portraits, méditations enchantées ou désenchantées, chaque récit du recueil habite le centre, la circonférence et les marges, ouvrant des espaces : lieux où dansent des silhouettes réelles ou imaginaires, points de vue divers par le jeu des pronoms personnels et des temps, strates de vie où passé, présent et éternel présent dialoguent. Dès le Prologue, le poète nous avertit, nous sommes dans l’entre-deux, l’existence ne se laisse saisir que par l’énigme, et « sa trace se perd…dans l’ombre qui engloutit le soleil… ». A la recherche du temps perdu ou d’un présent encore insaisi, celui qui parle s’adresse à lui-même ou aux autres, croisés, aimés, gardés, enfuis, souvent déjà dans la disparition. « Il y a tant de larmes à verser, écrit Fabio Scotto, si je pleurais je ferais un lac, mais le lac est déjà là. Alors autant parler de lui. »
Parler de lui, c’est d’abord parler du lac de Varese et du lac Majeur où s’est déroulée l’enfance de l’auteur et où il demeure encore aujourd’hui. C’est aussi affirmer possible la présence. Les premiers textes décrivent un univers immense de vies minuscules où se côtoient, dans une incessante proximité, les eaux, le ciel et la terre, les plantes, les bêtes et les gens ; vivants et morts. N’avons-nous pas, suggère l’auteur, à apprendre quelque chose de la montagne en ses bornes, du « ciel qui veut être un lac sans y parvenir », de « la vague qui se brise sur le bois pourri d’une cabane », des restes d’ « un canard sauvage » ou d’ « un grand brochet blessé saignant dans le silence » ? « Je vis par ses yeux, au-delà de l’obscurité aveuglante » écrit Fabio Scotto du « grand chien noir abandonné » qui, un jour, lui sert de guide… Peut-être le livre entier n’est-il que cette quête de la lumière perdue dans laquelle chacun de nous avance. L’attention extrême portée au vivant sous toutes ses formes, dans tous ses règnes, est, pour ce poète, un moyen d’affirmer le lien qui nous unit au terrestre, au céleste, à l’humain. Seul moyen de « purifier la vie de ses scories » car nous sommes comme l’arbre, sous lequel parlent invisibles Les lavandières, « qui nourrit d’eau son écorce, écoute, espère à en mourir ». Désir de vie, désir de l’autre, désir de l’autre rive. Le livre nous offre une déambulation élargie, au bord du lac de Varese jusqu’à Gavirate, du lac Majeur, de Caldè à Luino, du lac de Côme, de Lugano, du Bourget, et même au-dessus des lacs de Madison aux Etats-Unis. Partout les rives et les eaux portent des corps plus ou moins jeunes, cyclistes, joggeurs, rameurs ou nageurs dans la force, la joie, la confiance de l’instant. Mais les visages d’enfants, d’adultes ou de vieillards se détachent aussi dans l’étreinte d’un quotidien qui blesse ou se dérobe. La plupart des récits de Fabio Scotto sont chargés de faits anciens, de réminiscences, rencontres poignantes, scènes inachevées, une chasse au bonheur stendhalienne. Ils content non seulement une histoire personnelle mais celle, collective, d’une génération qui s’efface, « enfants du court vingtième siècle ». Les années 70, très présentes, dessinent une époque où l’auteur, dans le passage de l’adolescence, découvre les passions qui donnent sens à la vie. Il choisit de les faire revivre en mêlant des voix multiples, celle du jeune homme qu’il était alors « le cœur en émoi », celle des amis perdus ou éloignés, celle des jeunes filles aimées, jamais oubliées. Amours heureux ou malheureux, mains prises et lâchées, engagement politique, groupes unis dans une communauté d’esprit, fol espoir et musique nouvelle, petites brumes et grandes épiphanies, A riva retrace tout un vécu rêvé, tout un rêve vécu qui s’éloignent. La nostalgie, la solitude et l’inaccompli laissent le narrateur, et nous avec lui, « dans l’attente de monter à nouveau vers la lumière ». Et seule la poésie, entendant l’appel, peut en être la chance « avant le départ » en barque, vers l’île des morts. Car elle seule, comme le murmure dans le poème final Fabio Scotto à la jeune fille que « le papier absorbe », elle seule éternellement peut faire « un lit frais de mots / même sans moi…/ Ici / Sur la rive bleue. »
[Sylvie Fabre G.]
Fabio Scotto, Sur cette rive, éditions l’Amourier, 2011, 15,20 €