Magazine Culture
" La forme de la nouvelle me permet de travailler sur le ciselé"Dramaturge et romancier, prix Goncourt pour Le soleil des Scorta en 2004, Laurent Gaudé revient avec un recueil de nouvelles. Un vieil homme ayant fait la campagne d’Abyssinie, un centurion romain, un soldat de la première guerre mondiale et un juge anti-mafia : quatre personnages au bord du gouffre se remémorant leur vie. Les mêmes Enfers hantent l’écrivain toujours habité par l’Italie.
L’écriture de vos nouvelles court sur plusieurs années. Dans quelles circonstances sont-elles nées ? C’est un travail que j’arrête et reprends, en marge de l’écriture de mes romans. C’est agréable comme une respiration qui permet de m’échapper du reste. Chez moi par miracle, l’idée nait chaque fois avec sa forme. Je sais dès le départ, si je vais écrire un texte court ou long. J'apprécie les nouvelles car elles permettent de plonger en quelques pages à peine dans l'Histoire lointaine, de cristalliser des problématiques. Je me place très modestement du côté de Jorge Luis Borges, ses textes constituent un modèle pour moi.Dans Les oliviers du Négus, la mort est très présente. Etes-vous pessimiste ou est-ce un sujet littérairement fascinant et riche ?Cette attirance n’a rien de morbide. Même si mes nouvelles ne sont pas très gaies, elles ne sont pas macabres mais porteuses de vie. Ce qui m’intéresse c’est de montrer des personnages traversés par un souffle, animés par une violence, une présence. D’un point de vue purement littéraire, saisir quelqu’un sur le point de mourir est pratique car on peut lui faire embrasser tout son passé, pour mettre en scène des flash-back c’est le moment idéal.Dans Je finirai par terre, vous évoquez la guerre de tranchées dans l’Artois, dans Les oliviers du Négus, vous revenez sur les massacres en Abyssinie. Les guerres vous obsèdent-elles ?Je me sens surtout interpellé par la décolonisation. Sans m’auto flageller car ma génération n’est pas responsable de la colonisation, nos pays ont une dette vis-à-vis de l’Afrique. En réalité dans la première nouvelle, ce n’est pas tant la guerre d’Ethiopie qui est au centre du récit, mais plutôt la juxtaposition de trois temporalités en un seul lieu, les Pouilles. Frédéric II, roi du Royaume des Deux-Siciles, le Négus et le narrateur foulent les mêmes routes, vont sur les mêmes places et entrent dans les mêmes églises à des siècles d’intervalle. Le Négus s’oppose à la construction de villages de vacances sur la Côte. Ce texte a-t-il une sensibilité écologiste ?Je n’aime pas le mot car il est trop connoté politiquement. En revanche, oui je me reconnais dans une approche à la Giono : je parle de la vie de la terre. La nature respire et les hommes ont tendance à l’oublier, ils ne la voient que comme un réservoir de ressources, c’est aussi un élément vivant et dommageable.Dans Le bâtard du bout du monde, vous évoquez la chute de Rome. Qui était Caïus ? En fait, il ne s’agit pas d’une période précise ni de personnages réels. J’ai parlé de Rome, j’aurais pu écrire Carthage. Je voulais montrer un monde sur le point de disparaître, décrire le rapport entre l’appartenance et l’étrangeté. Au départ le narrateur est un pur produit de Rome, un soldat bardé de certitudes, puis il vacille au contact de ceux que les Romains nommaient les Barbares. Il s’ouvre à ses ennemis et contemple la fin d’une civilisation. Dans la dernière nouvelle, Tombeau pour Palerme, vous prenez la voix du juge Borcellino, témoin de l’assassinat du juge Falcone, peu de temps avant qu'il ne soit à son tour assassiné. Vouliez-vous leur rendre hommage ?Oui, ce sont eux les héros de notre temps, pas les bandits. Je me souviens très bien de leur mort, cela a été un coup de semonce. Je me suis rendu en Sicile deux semaines après ces attentats, Palerme était en état de siège. Cette guerre était aussi une crise morale pour les Italiens, cela m’avait beaucoup marqué sans savoir que j’allais un jour écrire sur cet événement.Pourquoi l’Italie se retrouve si souvent dans vos romans ? Avez-vous des racines italiennes ?Ma femme a des origines italiennes, j’y vais très souvent depuis des années. Je m’y sens bien, quelque chose m’appelle là-bas, il y a une beauté, une émotion qui me touchent particulièrement et constituent une source permanente d’inspiration. Je connais surtout le Mezzogiorno (le sud).Formellement, vous optez souvent pour des monologues…C’est la meilleure manière d’entrer dans un personnage, de le faire parler. C’est aussi une passerelle entre le théâtre et l’épopée. A travers cette voix unique, les mots sont prononcés avec emphase (dans le bon sens du terme), le « je » est inspirant je trouve. Qu’est-ce qui est le plus jouissif pour un écrivain : s’emparer d’un personnage qui a existé ou inventer ?J’ai toujours abordé l’Histoire mais j’aime avoir les coudées franches ; si on doit respecter la véracité à la lettre, je me sens prisonnier. Néanmoins, pour Tombeau à Palerme, j’ai fait beaucoup de recherches, je suis imbibée de la réalité puis je m’amuse.
Propos recueillis par Nathalie Six pour le Mag des Espaces culturels Leclerc de mai 2011.
Note : Les oliviers du Négus de Laurent Gaudé, éditions Actes Sud.