Àris Pavlopoulos est conseiller particulier d’un ministre, habite une belle maison dans un quartier riche d’Athènes (ces mêmes riches que son fils trouve « lourds »), et pendant une courte période a été - pour trois brefs mois qui ressemblent à l’apogée de sa carrière – sous-secrétaire d’état. Bien que cette acmé fut des plus courtes, cela n’empêche pas son chauffeur de s’obstiner à l’appeler à tout bout de chant « monsieur le ministre », ce qui ne peut qu’agacer Àris, car après tout, ministre, ce qui s’appelle ministre, il ne l’a jamais été ....
Àris a une femme avec laquelle il ne couche plus depuis dix ans, et un fils qu’il surnomme « le cannibale ». Àris a aussi une amante, avec laquelle il couche beaucoup. Àris est un obsédé sexuel. « Àris cherchait son portable. Il tira le drap, fouilla les replis mous de la couverture, sa main effleura sa poitrine chaude et suante. Puis il attrapa quelque chose de dur dépourvu de clavier et comprit aussitôt qu’il tenait sa queue. Il sourit et se rendormit. Dans son rêve, il eut une formidable érection, une trique somptueuse, miraculeuse, qu’il ne voulait surtout pas laisser filer ». Àris est aussi un poète qui n’écrit plus, malgré un recueil publié il y a déjà bien longtemps. Et pourtant, s’agissant de poésie, « là, son ambition était démesurée, si absolue qu'elle frisait l'absence d'ambition. » Pourras t’on en dire autant de son ambition politique, qui semble peu à peu fondre comme neige au soleil ? Àris fut encore, et enfin, dans sa jeunesse, un gauchiste plus ou moins échevelé, exilé en Italie à l’époque du régime dictatorial des Colonels, mais tout ça semble bien loin, vu depuis son bureau de conseiller particulier d’un ministre qui se prétend son ami. Mais les amitiés en politique, hein …
Le roman de l’écrivaine grecque Ersi Sotiropoulos, le deuxième publié en français après Zigzags dans les orangers chez Maurice Nadeau en 2003, dissèque avec précision cet univers moyen, mesquin, celui d’une famille affichant tous les signes de réussite matérielle, mais affichant aussi - envers inévitable - tous les signes d’un échec retentissant, échec qui va aller crescendo, se préciser dans toute sa réalité crue, tragique. Mais quel échec ? Celui sans doute du sentiment dans une famille où l’amour, le respect mutuel, semble si tangent, si fragile, comme déjà définitivement absent, presque mort. Celui aussi du désir d’émancipation d’un fils piégé dans la toile de la désunion parentale. Celui surtout d’Àris Pavlopoulos, qui semble peu à peu s’effondrer sur lui-même, au fur et à mesure que chacune des couches de son estime de soi semblent prêtent à partir à vaut l’eau. Partant d’une trame aussi banale, on serait en droit de se dire encore un roman de plus sur le couple désuni où la haine a remplacé l’amour, encore une de ces analyses romanesques imbitables des rapports père-fils, qui seront forcément houleux et complexes, encore un machin sur l’adultère comme fuite en avant, sur le pouvoir, ce milieu corrompu, encore un portrait, pour résumer, de notre société qui va mal, etc, etc. Et, disons-le, oui, il y a de ça, mais pas seulement. Car, il y a plus, et surtout il y a mieux. Dans le ton, dans le traitement, dans « l’emboîtage » des différents éléments, Sotiropoulos, en bonne équilibriste, évite tous les clichés, tous les écueils, et au final, il sera difficile –malgré toutes nos justes appréhensions - de ne pas être conquis par ce roman.
L’auteur déjà, c’est son premier mérite, ne choisit pas entre le tragique et l’humoristique. Le livre est aussi dur qu’il est souvent grotesque, ce qui d’un certain point de vue revient sans doute au même. Àris Pavlopoulos est grotesque, sa femme, l’italienne Clara, l’est aussi, ce couple, tout simplement, est le comble du grotesque. Ils sont grotesques car ils semblent vivrent dans un marasme tellement médiocre que la tragédie que ce marasme nécessairement implique s’annulerait presque si la caricature ne venait pas à la rescousse. Clara va se cacher pour pleurer dans la salle de bain pendant que son mari la trompe avec une jeunette. Le fils cherche à fuir son milieu en s’accoquinant avec un voyou, et en fréquentant le bar miteux d’un quartier crasseux. Àris dont la carrière politique n’ira jamais plus loin que l’antichambre du pouvoir, se retrouve malgré lui frôlant la corruption, malgré tout ses principes et ses précautions. Ces situations banales sont sauvées dans ce Dompter la bête par une alchimie subtile et bien dosé entre justesse et traits forcés. La caricature, la mise à distance par la caricature, n’est jamais loin, mais n’est jamais vraiment proche non plus. Et cette imprécision est bienvenu. C’est elle qui aimante notre lecture, c’est elle qui tient – subtilement, en sous-main – le livre. On rit donc par moments, quand certaines situations semblent tirer vers un burlesque à peine insinué - « pas vu, pas prit » - mais on rit avec un certain pincement, car à force de les fréquenter, ces personnages finissent, malgré nous mais surtout malgré eux, par nous toucher. Nous voilà alors piégé, et quand nous refermons le livre, le drame consommé, la tragédie achevant sa quadrature, le fils face au père, le père glissant vers le large, vers le vide, ce n’est certainement plus un sourire qui s’affiche à nos lèvres, mais une torsion labiale moins confortable.
L’auteur tient plusieurs lignes en même temps, celle d’un couple de façade dont les péripéties virent au vaudeville, celle du milieu du pouvoir et son jeu de chaises musicales, de combines et d’argent, celle des prétentions poétiques d’Àris, qui se lance dans l’écriture – après des années sans pratiquer – d’un nouveau poème absolu, total, qui devra mettre tout le gratin bouche bé lors d’une soirée poétique consacré à son œuvre. Celle de la mère d’Àris, cette grand-mère alcoolique qui ne survie qu’en s’identifiant à Nikki Abbott, la blondasse peroxydé des Feux de l’amour. Celle des souvenirs, du passé familial, qui peu à peu remontent, et qui de l’imprécision passent à la netteté la plus contondante, comme dans un thriller mémoriel. Et qui, bien entendu, en remontant, contribuent encore – comme si le reste n’était pas déjà largement suffisant – à remettre en cause les certitudes, l’édifice fragile et branlant du château de carte ou de sable qu’est la vie d’Àris. Et la ligne aussi, bien sûr, du filage de la métaphore tauromachique, suite à un séjour d’Àris et son amante en Espagne.
Dompter la bête donc, dompter les élans de ce sexe dressé, cette bestiole ithyphallique, qui dans l’une des nombreuses et très réussie scène de panique, de perte de repère, qui projette Àris dans l’incohérence et le tournis d’une bête en cage, causera la rupture – dans un mélange tragi-comique entre le ridicule et la violence – avec l’amante. Dompter la bête poétique, trouver le vers parfait, celui qui relancera une machine un peu grippée, maintenant que l’élan de la jeunesse est déjà si loin. Dompter encore ce jeune au bonnet rouge qui au volant d’une vieille Peugeot défraîchit suit et cherche régulièrement à venir percuter dans les rues d’Athènes - comme dans une corrida sur roues et bitume – la belle voiture de fonction d’Àris.
Àris est lucide, il n’est ni fou ni complètement aveugle. Même si la bête semble indomptable, il essaie, il s’efforce de nager à contre courant. Voilà qui est fatigant, voilà qui est vain, c’est indéniable. Mais Àris s’obstine. Peut-être ce masque de taureau lui trouble-t’il la vision, ce masque même qu’il doit désormais revêtir pour que les ébats sexuels qu’il partage avec son amante survivent à la répétition, survivent par le truchement de cette risible comédie de la peur et du désir incarnée par ce masque idiot. Peut-être préfère t’il tout simplement ne pas voir parfois certaines réalités, comme ces vieux à la surdité sélective. Pourtant, certains moments de lucidité sont presque glaçants, comme lors de la fête d’anniversaire surprise que sa femme lui a organisé pour ses cinquante ans, et où il débarque débordé par les tourments tragi-comiques d’un bouquet de fleur envoyé à la mauvaise personne. Dans cette séquence – où l’on peut constater une nouvelle fois à quel point Sotiropoulos n’a pas peur des clichés (l’anniversaire surprise, le bouquet de fleur à la mauvaise adresse, du vaudeville pur !) – Àris voit défiler tous ses « amis », son monde, son univers. Une galerie d’étrangers, un défilé de la vacuité, qu’il contemple effrayé, entre la sueur froide et la révélation : « Toutes les lumières étaient maintenant éteintes alors qu’ils en étaient à leurs derniers pas hésitants. Les visages des invités s’éclairaient une fraction de seconde tandis que le gâteau passait entre eux, traversant triomphalement la pièce, ses cinquante bougies révélant çà et là des expressions, des sentiments, sourires tremblotants, lèvres entrouvertes, soulignant de nouvelles vérités, effaçant les anciens mensonges, chaque personnage devenait souvenir, chaque sourire devenais chagrin, la lueur qui animait un regard devenait bouche crispée de douleur, et voyant le gâteau se rapprocher de lui, orgiaquement éclairé comme une église un jour de fête, Àris fut saisit par l’idée que tous ceux là étaient en bout de course, qu’il était entouré d’ombres. Nous sommes tous morts, se dit-il, ça explique tout. » Cette vacuité, ce défilé d’apparence, ce vide qui s’ouvre sous ses pieds, ce basculement, semble venir marquer le « sceau » du destin d’Àris, pour le dire d’une manière quelque peu grandiloquente. Àris y verra pourtant non pas les prémisses pourtant évidentes de sa chute à venir, mais plutôt l’invitation à continuer, à s’obstiner : « Mais au lieu de le rendre mélancolique, cette pensée l’emplit d’un courage imprévu, et tout en se penchant pour souffler les bougies, il eut un merveilleux pressentiment : il écrirait le nouveau poème et ce serait un chef d’œuvre. »
Et voilà donc l’engrenage enclenché, et voilà Àris qui fonce tête en avant, tout de cornes tendues, de cornes qui foncent, non pas vers le toréador, mais vers le mur.
Et le navire coulera sans doute, avec son capitaine à bord.