Un paradis de poussière, de James Sacré

Par Florence Trocmé

On a l’impression que le marché s’envole tout l’monde emporté
Jusqu’au bout de nulle part, paradis de poussières, mais l’âme rasée
de frais.
(Un Paradis de poussières, p. 32)

Voyager, pour James Sacré, c’est s’installer dans une région, la parcourir sans hâte, observer les manières de vivre, de se déplacer, les paysages, la façon d’habiter les lieux, le travail des hommes, se nourrir avec les uns et les autres. Mais Un paradis de poussières n’est pas l’ouvrage d’un ethnologue, c’est le livre d’un poète. Livre, et non pas recueil de poèmes, construit en faisant alterner des ensembles consacrés au voyage et aux rencontres (18), et des parties lyriques toujours titrées « Geste parlé » (14), adresses amoureuses à l’Autre.
Il n’est pas nécessaire de connaître James Sacré pour accueillir cette nouvelle plongée dans le Maroc de Sidi Slimane — avec des moments à Larache pour la tombe de Jean Genet, ou plus loin à Sakiet Sidi Youssef, en Tunisie, pour se recueillir en pensant au bombardement de l’armée française le 8 février 1958, ou à l’Institut du Monde Arabe à Paris, ou à Toulouse pour l’hommage au grand écrivain Edmond Amran El Maleh. Sans jamais se retrouver dans du "déjà lu", le lecteur des précédents livres reconnaît des motifs propres à ce qui, au fil du temps, est devenu une œuvre : le discours amoureux, le questionnement sur l’écriture1, sur la mémoire, les tentatives de nouer les couleurs comme sur une toile, qui se résout provisoirement par la rencontre avec le peintre Khalil El Ghrib2, la tendresse pour les animaux et les hommes, et ce qui est le plus apparent : le plaisir d’écrire une certaine manière de re-naître lors de chacun des longs séjours au Maroc3.

On peut commencer par le parti pris du récit de James Sacré, plutôt en cela à l’écart d’une partie de la poésie d’aujourd’hui. On entre d’emblée dans le livre, comme s’il s’agissait d’une relation de voyage. Comme si : on débute par des notations sur « l’activité marchande » avec « toutes sortes de petites charrettes », « des camions pleins de couleurs ». C’est le jeu des couleurs de ces camions qui arrête le regard, la juxtaposition et l’entrelacement du rouge, du vert, de l’orange, du blanc, du jaune…, « ça fait / Beaucoup de couleurs, et des formes, qui échappent aux mots ». Et ce sont les mouvements des uns et des autres, petits marchands d’eau, de figues de barbarie, de beignets, d’escargots, vendeurs de menthe, enfants, chalands qui passent qui sont fixés. Fixés ? Voire : « À vrai dire on pourrait écrire sans fin ». La description, il s’agit bien de cela, ne peut qu’être indécise, toujours à recommencer, à reprendre, à rectifier pour tenter de restituer quelque chose du vivant – une couleur, une forme, un mouvement, les bruits de la rue. Et dans chaque « geste parlé » qui suit un moment de narration, c’est encore la difficulté de parler à l’autre (et de l’entendre vraiment) qui apparaît : « On finit par s’inventer des formules qui ont l’air de dire. / Mais on ne sait pas ce qu’elles disent. ».
Les deux temps du livre, le récit / le geste parlé, pouvaient être perçus comme nettement séparés, par leurs titres même : si je retiens les premiers, on passe de « Un soir on a sorti deux chaises devant la porte » à « Ce qu’on mêle en échangeant des mots », de « Les gens sont là, pas loin » à « Le mot rien dans le mot vivant », etc. Dans chaque temps, il y a constamment une tension entre le désir de « donner à voir », pour reprendre l’expression d’Éluard, par la description, ou d’exprimer simplement la complexité d’une relation amoureuse, et le doute de parvenir à noter quelque chose de la réalité telle qu’elle est, qu’elle a été vécue. On ferait aisément une petite anthologie de fragments qui interrogent la portée de ces relations du regard attentif ou amoureux, et le lecteur même est introduit une fois dans le poème : « C’est trop descriptif ton poème que tu diras, / Ces vagues mots sur la misère de l’endroit ». Que répondre, sinon que ce n’est pas seulement le récit qui importe, mais aussi quelque chose de l’émotion qui en est à la source :

Le poème n’est-il que des mots ? Pour les disposer ainsi, selon un rythme et des arrangements divers,
N’a-t-il pas fallu quelque transport de cœur, fût-ce
Dans le plus grammatical déguisement des phrases ? Écrire
C’est toujours plus qu’écrire.

Ce qui ne peut être atteint dans le poème, qui ne peut y venir, c’est l’homogène, l’unité du sens. Au mieux, l’écrit aide seulement à ce que le lecteur « s’imagine voir un peu » ce qui a été vu, mais sans ignorer que le "monde", le rapport à l’Autre sont indescriptibles, n’entrent pas dans les mots. Pas plus qu’avec l’écrit, James Sacré ne parvient à saisir avec la photographie ce qu’il sait bien devoir toujours lui échapper ; d’ailleurs, ses photographies, comme il le regrette, sont « le plus souvent mal prises ». Mouvements, formes qui ne peuvent être mis en mots – de même que Giacometti affirmait ne pas réussir à sculpter un visage. Ce qui reste, c’est toujours « De la poussière de mots, un poème », la « poussière du poème ».
La réalité s’enfuit, même quand je note ce que je regarde, ce que je crois voir. Bien plus fragiles encore sont les images du passé. Poussière encore… : « Poussières du temps, tamis / De la mémoire ». Des moments de la campagne marocaine, des gestes du travail, une couleur de la terre dérangent la durée vécue, rapportent James Sacré à un temps aboli :

On comprend mieux tout d’un coup que le campagne est pas loin,
Pas si loin non plus (qu’est-ce qui s’en va ?)
Celle que labourait mon père
Avec la même sorte de petit tracteur
(…).

Plus loin, c’est le souvenir du village natal en Vendée, le jardin, la sieste de la mère qui ressurgissent, ou bien les bruits entendus dans la ville marocaine lui semblent « comme un prolongement des jours de foire aux bestiaux à Coulonges-sur-l’Autize »… Oui, « la drôle de charpie que c’est le temps ». Mais seuls l’écrit permet d’évoquer ce « paradis dans la bouche » qu’est le couscous partagé dans le village, disent que les paysages ressemblent à des tableaux de Matisse ou de Nicolas de Staël. Les mots sont « une couture au temps » ; ce sont les termes de l’enfance, régionaux ou appartenant à des techniques anciennes qui viennent à propos des choses su Maroc — ranche, cenelle, ou dorne dans une image forte : (…) comme si la terre / Ouvrait sa dorne [= son giron] remplie d’une histoire (…) ».

Et sans doute le livre est toujours à faire, puisque le poème est là pour « remettre de l’ordre dans le monde ».

James Sacré,
Un Paradis de poussières,
André Dimanche, 2007,
18€.

Note de lecture de Tristan Hordé


1Lire à ce sujet Broussaille de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage), éditions Obsidiane, 2006. Une allusion à ce titre dans Un paradis de poussières : « Je ne fais que m’empêtrer / Dans la broussaille de ces poèmes » (p. 103)

2James Sacré lui a consacré un livre, Khalil El Ghrib, éditions Virgile, 2007.

3On pense au toujours neuf Une fin d’après-midi à Marrakech, André Dimanche, 1988.