Poliment nous attendîmes quelques minutes avant de reprendre notre route. C’est que nous étions quand même un peu embarrassés d’avoir ainsi fait irruption sans le vouloir dans l’intimité de ces filles. Bien sûr ce n’était pas notre faute, mais bon, il fallait savoir se mettre à leur place aussi. Elles ne pouvaient que nous en vouloir de notre arrivée inopinée. On se regardait, un peu goguenards, un peu blagueurs, mais c’était surtout pour cacher la gêne qui nous habitait tous. Nous avions surpris Eve dans son Paradis et nous avions vu ce que nous n’aurions pas dû voir. C’était peut-être bien cela le fameux péché originel dont ils parlaient dans la Bible. La conscience d’un interdit entre les sexes. Le péché naissait au même moment que le désir. Et pourtant, non, car ces belles sirènes, nous ne les avions pas désirées, nous les avions plutôt admirées dans leur simplicité. Leurs jeux, comme leur nudité, étaient l’innocence-même. C’est surtout quand une des filles nous avait vus et qu’elle avait poussé un cri, que nous avions eu conscience d’avoir mal agi. Notre regard naïf s’était subitement transformé en regard lascif, du moins aux yeux de celle qui se sentait observée à son insu. Tout cela était bien compliqué. Trop compliqué pour des marins fatigués qui venaient de faire naufrage et qui avaient dû marcher toute la journée en se battant contre un serpent. Peut-être bien, finalement, était-ce celui qui, dans la Genèse, gardait l’entrée du Paradis…
Nous reprîmes notre route et nous nous acheminâmes vers le village. Nous nous attendions à un accueil plutôt froid et même peut-être à trouver porte close. Eh bien non. On avait dû annoncer notre arrivée car une foule curieuse nous attendait sur la place principale. « Les voilà ! » « Ils arrivent ! » « Combien sont-ils ? » « Six, il parait qu’ils sont six… » « D’où peuvent-ils bien venir ? » « Comment ont-ils pu arriver jusqu’ici ? » Bientôt, nous fûmes entourés par une bonne cinquantaine de personnes qui semblaient fort intéressées de savoir d’où nous venions. Mais nous, de notre côté, nous étions frappés par un élément absolument insolite, qui nous intriguait au plus haut point et qui à vrai dire nous intimidait quelque peu. Cette foule compacte qui nous pressait de toute part, nous enserrait, et nous posait mille questions, était composée exclusivement de femmes. Il n’y avait pas un seul homme dans cette assemblée. Où étions-nous donc tombés ? Chez la reine des Amazones ou quoi ?
Un certain temps fut nécessaire pour s’expliquer de part et d’autre. Ces dames semblaient si impatientes de savoir d’où nous venions qu’il fallut se résoudre à raconter notre histoire de long en large. Il aurait été impossible de poser à notre tour des questions avant d’avoir satisfait leur curiosité. On parla donc du bateau, de la tempête, de la longue errance en mer, puis de l’échouage ici-même, sur l’autre versant de l’île. On évoqua les rugissements des tigres, la traversée du lac à la nage, puis la rencontre avec le serpent. On allait passer pudiquement sous silence l’incident des baigneuses quand quelques jeunes filles y firent d’elles-mêmes allusion en pouffant de rire. Bon, elles ne semblaient pas trop mal prendre la chose, c’était déjà cela. Bien au contraire elles étaient toutes émoustillées en évoquant ce souvenir. Pourquoi pas, après tout. Nous rîmes avec elles de bon cœur et cela nous rapprocha. Une sorte de complicité était en train de naître.
C’était donc à note tour de poser des questions. Et évidemment, ce qui nous intriguait le plus, c’était de savoir pourquoi, à part nous, il n’y avait aucun homme sur cette île. Quel était ce mystère ? Quel subterfuge la nature avait-elle trouvé pour se passer ainsi d’une moitié du genre humain sans compromettre la pérennité de l’espèce ? Etions-nous tombés sur une race particulière, aux caractéristiques étranges ? Ces femmes étaient-elles hermaphrodites ? Ou bien, comme les mantes religieuses, les divines créatures qui étaient devant-nous tuaient-elles les mâles une fois leur devoir conjugal accompli ? A quelles Amazones avions-nous finalement affaire? Nous ne savions plus que penser et pour un peu nous aurions remis en cause les principes de la raison cartésienne. Pour le dire autrement, nous n’étions pas loin de croire à un univers fantastique, comme si cette île était un monde à part, un microcosme singulier où il se produisait des événements étranges.
Nous regardions nos compagnes avec une fascination mêlée de crainte, mais plus nous posions des questions pour tenter de percer ce mystère, plus elles éclataient de rire. A chaque hypothèse une peu folle que nous émettions, le même fou rire s’emparait d’elles, ce qui fait que bientôt on ne s’entendit plus et que notre conversation devint une véritable cacophonie.
Mais bon, quand elles se furent bien amusées à nos dépens, elles acceptèrent de nous dire la vérité, ce qui prouvait qu’aucune n’avait le fond méchant. On les sentait plutôt désireuses de se rapprocher de nous et de nous sortir de l’embarras où nous nous trouvions. Alors, gentiment, elles nous expliquèrent qu’il n’y avait rien d’extraordinaire dans cette présence exclusive de femmes sur cette île.