"Tu vois c'est simple, il n'y a qu'un pas à faire. La lumière est tout en bas, on ne risque rien, je te le promets.
-Qu'est-ce que tu en sais?
-Je le sais, c'est tout."
Des mèches de cheveux noires dans le vent. De la fumée de cigarette faisait un brouillard autour des deux visages. Derrière, des hommes en gris, façon Kafka, venus régler leurs comptes. Dans les escaliers, Charon menait péniblement sa barque en essayant d'arriver jusqu'au toit.
"De toutes manières, les mecs en imper sont pas des tendres. Et perso, j'ai pas de monnaie pour l'autre zouave. Pas trente-six solutions.
-Je ne sais pas si je peux vraiment.
-Allez, juste un pas à faire, pas compliqué.
-J'ai peut-être de la monnaie.
-Peut-être, ça ne suffit pas. Reste qu'il faudra se débarrasser des deux autres. Regarde-les.
-Quoi?
-Rien que leur regard, ils sont prêts à tout.
-Comme quoi?
-Foutre, j'en sais rien."
Les lumières des façades s'éteignaient une à une. Ne restait plus que ce halo, vingt-cinq étages plus bas.
"Merde, dans tous les cas, c'est peut-être la fin. Vais m'en griller encore une.
-La fin, ça t'a toujours plu non?
-C'est marrant un temps. Maintenant qu'on y est, je préfèrerais sauver nos miches.
-Imposteur.
-On fait ce qu'on peut. Merde, t'as du feu?
-Tiens. Par contre, il faut se décider.
-Je te l'ai dit, juste un pas à faire. Prends ma main."
Ce n'était pas la fin du monde. Là-bas on devinait de la vie, du mouvement dans les rues. La senteur des restaurants de la rue piétonne parvenait difficilement jusqu'au toit. Tout cela se devinait, comme dans un rêve aux couloirs d'hôpital.
"Je ne peux pas. Je ne sais pas.
-Il n'y a aucun risque, je te l'assure, prends ma main. Tu ne me fais plus confiance?
-Non.
-C'est ce qu'il y a de mieux à faire. Ou alors t'as le choix entre les trois là.
-On pourrait aller chacun de notre côté.
-Et chacun se faire chopper. Je te le dis, aucun n'est tendre. Charon peut être cool, mais pas de monnaie. Comme on dit, pas de bras, pas de chocolat.
-Je mangerai bien du chocolat.
-Maintenant que j'y pense, moi aussi. Mais...
-Quoi?
-C'est un rêve non? J'en ai dans la poche, tiens.
-Ah, merci."
Elle détache lentement un carreau de chocolat et le porte à sa bouche. Lui s'assied sur la balustrade, dos au vide, qui n'en est pas un vraiment. Elle grelotte, mais sourit. Il tire sur la fin de sa clope et vise l'un des gars en imper.
"On est au pied du mur, comme dirait l'autre. Qu'est-ce qu'il y a, tu as froid?
-Oui.
-Quelle idée aussi de mettre une jupe et un string.
-Tu m'as tellement fait chier pour que je mette ça aujourd'hui.
-C'est pas faux. Enfin, prends ma veste et c'est tout. Ça va mieux?
-Un peu.
-Ça fait du bien de sentir le vent. On dirait presque qu'il y a du Soleil dans le coin.
-Tu dois halluciner, on est en pleine nuit.
-Et alors? Au moins, je suis dos au vide, pas face.
-Quelle différence?
-Tout. On peut tout voir d'ici. Mais ça ne dit pas ce qu'on va faire.
-Je ne crois pas que je puisse.
-Prends encore un carreau de chocolat et on y va.
-Très bien, mais c'est la dernière fois.
-Ne t'en fais pas."
Il se relève et s'étire, allume une autre cigarette. Le halo lumineux semble rétrécir et clignoter. Il agite ses bras comme s'il se préparait à un plongeon. Puis il l'aide à monter, la serrant le plus possible pour lui donner du courage.
"Tu es magnifique, réellement magnifique.
-Pourquoi tu me dis ça seulement maintenant?
-Je ne sais pas, ça me paraissait être le bon moment.
-Et tout le temps perdu avant?
-Et tout ce qui nous attend en bas? Tu verras, rien ne pourra égaler ça.
-Je n'ai toujours pas confiance.
-Une dernière fois, je t'en prie. Serre-moi fort d'abord."
Une dernière étreinte et un tendre baiser. L'un des quatre pieds donne le signal et ils s'en vont tous les deux. Les balles siffles au-dessus de leurs têtes. Le halo les aspire et les transporte d'énergie pure. Les balles sifflent dans le reste du monde.