Par Emmanuelle De Boysson - BSCNEWS.FR / Rédacteur en chef du service culture de Valeurs actuelles, Bruno de Cessole nous offre des portraits à la manière de La Bruyère de quelques écrivains réfractaires et contrebandiers français. Une anthologie partiale, voire de mauvaise foi. Une certaine idée de la littérature.
L’idée de ce « défilé des réfractaires » vous vient-elle du désir de faire partager votre admiration pour ces auteurs insoumis, d’affirmer vos préférences, voire de faire valoir une idée de la littérature à l’opposé « du nivellement de toutes les différences, du rabotage de toutes les aspérités » d’aujourd’hui ?
Il s’agit d’abord d’un exercice d’admiration envers des écrivains qui, à un moment ou à un autre de ma vie, ont contribué à former ma sensibilité, à nourrir mon imaginaire ou à stimuler ma pensée. Certains d’entre eux figurent parmi mes auteurs de prédilection, mais il en est aussi pour qui je n’ai pas d’inclination particulière, même si je garde de la tendresse ou de l’indulgence pour ceux qui sont aux antipodes de moi. Sinon je ne les aurai pas inclus dans ce défilé dont je déplore, faute de place, des absents considérables comme Baudelaire, Flaubert, Vallès, Villiers de l’Isle-Adam, Jarry ou Michaux, et un grand nombre d’oubliés ou de méconnus, tels Petrus Borel, Hugues Rebell, Laurent Tailhade, Marcel Schwob, Lubicz-Milosz, Charles-Albert Cingria, François Augièras… D’autre part, mon intention était de mettre en relief une forme de littérature contestataire ou dissidente par rapport à une littérature indifférente ou neutre vis-à-vis de son époque. Car c’est en elle que s’exprime la tradition batailleuse de l’esprit français, qui a donné à notre littérature quelques unes de ses plus belles pages.
Sont-ils tous des pamphlétaires ? Leur principal point commun ?
Une poignée d’entre eux peut être considérée comme étant au premier chef des pamphlétaires : tel est le cas de Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Charles Péguy, Léon Daudet, Georges Bernanos, Guy Debord, Jean-Edern Hallier, Philippe Muray, et Marc-Edouard Nabe. D’autres l’ont été par intermittence, de manière occasionnelle, ainsi Chateaubriand, Stendhal, Barrès, Claudel, Aragon, Aymé, Claudel, et Sartre. Leur point commun est d’être des hommes en réaction, des hommes qui se posent en s’opposant. La plupart, presque tous en fait, sont des anti-modernes, dont Antoine Compagnon a fort bien dit qu’ils sont des modernes contrariés et que leurs écrits, hantés par le sublime, oscillant entre vitupération et hyperbole, assaisonnent le fade brouet de la modernité de leurs épices relevées.
Que reprochez-vous à une certaine littérature de notre temps, à cette société du spectacle formée de «courtisans aux gages du système, de roublards postulants aux subventions et aux récompenses », à ces écrivains qui épousent leur siècle de communication (comme l’a souligné Mac Luhan, le sociologue qui a découvert que le support de communication a plus d’influence que le message) ?
Je lui fais grief de son hypocrisie, et de vouloir tout à la fois endosser la panoplie du maudit ou du rebelle tout en quémandant et réclamant sans vergogne les récompenses et le succès public. A leur sujet, me revient ce mot de je ne sais plus quel polémiste sur Ravel qui se flattait de refuser la Légion d’Honneur alors que toute son œuvre la réclamait. Plus qu’une incohérence, il s’agit d’une tartufferie morale dont relèvent aussi les innombrables donneurs de leçons que la société française contemporaine produit avec une abondance qui ne laisse pas, à juste titre, d’étonner et d’agacer le reste du monde.
La bonne littérature serait, d’après vous, de droite – vous en expliquez les raisons. N’est-elle pas une affaire de talent ? Qu’en est-il de nos jours ?
Je ne fais que confirmer l’assertion du grand critique de l’entre-deux-guerres, Albert Thibaudet, qui affirmait que la pente naturelle de nos lettres est à droite dans la mesure où la pente politique est à gauche. Paraphrasant Gide, je dirais volontiers qu’on ne fait pas plus de bonne littérature avec de bons engagements qu’avec de bons sentiments. Bien sûr que la vraie littérature est affaire de talent, mais il se trouve que ce talent s’est davantage réparti, du début du XIXe siècle à la mi XXe siècle chez des écrivains que l’on peut classer à droite. De nos jours, la pente littéraire serait plutôt à gauche, j’en veux pour preuve la prolifération de romans et d’essais vertueusement moralisateurs ou hygiénistes, animés par la haine de soi, le ressentiment et la repentance, sur tous les sujets de société dits porteurs : la discrimination, l’immigration, la disparité hommes-femmes dans le travail, les violences conjugales, la Seconde Guerre Mondiale, les anciens conflits coloniaux, etc… Et sans doute est-ce la raison de sa médiocrité endémique, à quelques exceptions près. En ce qui me concerne, je souscris des deux mains à l’aphorisme d’Ortega y Gasset, « S’affirmer de droite ou de gauche n’est qu’une des innombrables façons qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile »
Parmi les écrivains du défilé, peu de femmes. Pourquoi ? Simone de Beauvoir ou Nathalie Sarraute ne sont-elles pas des réfractaires ?
Sans doute parce que les femmes sont plus naturellement portées à l’assentiment qu’à l’exécration, à la célébration qu’à l’anathème, au consensus qu’à la dissidence. Partant, elles n’ont guère fourni de réfractaires à la littérature, si elles en ont donné à la société, je pense, par exemple, à Séverine ou à la philosophe Simone Weil. Si Simone de Beauvoir s’est rebellée contre les conventions de son milieu social, ce ne fut que pour tomber ensuite dans le pire militantisme politique et la renonciation volontaire à tout esprit critique. Quant à Nathalie Sarraute, elle me semble l’exemple même de l’écrivain désincarné, nullement réactif ou réfractaire à son époque…
« Le voyage au bout de la nuit » vous a bouleversé. D’autres livres, comme « Mr Ouine », de Bernanos, « Les Mémoires d’outre-tombe », de Chateaubriand, « La Recherche », de Proust vous donné beaucoup de plaisir. Céline est-il pour vous l’incarnation du réfractaire ? Vos auteurs préférés ?
Oui, Céline est l’incarnation même de l’écrivain réfractaire, insoumis, irrécupérable par quelque parti que ce soit. Même les Allemands s’en sont rendu compte durant l’Occupation ! Aujourd’hui encore il demeure le bouc émissaire emblématique. A preuve, l’épuration posthume dont il vient d’être l’objet de la part du ministre dit de la Culture. Mes écrivains préférés ? Les réfractaires authentiques, ceux qui figurent parmi mon Défilé, à l’exception des auteurs étrangers, qui occuperaient un autre volume. D’Ezra Pound à Peter Handke, pour ne citer que deux noms parmi bien d’autres.
La compagnie de ces écrivains combatifs et talentueux peut-elle être écrasante au point d’inhiber l’écriture ? Qu’écrire après Bernanos, Proust ?
Assurément, et c’est la raison pour laquelle je n’ai publié que fort tard et fort peu… Cela dit, si écrire relève du témoignage à charge contre soi-même ou contre l’époque, il est toujours loisible de noircir du papier, en oubliant Balzac, Proust, et Céline . J’imagine assez bien, au demeurant, un auteur gaulois comme Rutilius Namatianus, au Ve siècle après JC, soupirer : « A quoi écrire après Virgile et Lucrèce ? ».
Vous qui êtes un chroniqueur littéraire respecté, comment définissez-vous le rôle de critique littéraire ? La critique est-elle devenue suspecte ? (Plus qu’avant ?)
Respecté, c’est vous qui le dîtes… Dieu sait combien la critique littéraire a été calomniée ou tournée en dérision de tous temps. Non sans de bonnes raisons. La complaisance, la paresse, la facilité, l’inclination à se faire valoir aux dépens d’un livre ou d’un auteur, sont quelques unes des raisons pour lesquelles la critique journalistique est aujourd’hui suspecte, voire déconsidérée. Il est toujours difficile de définir la fonction et le rôle de la critique Expert en objets aimés me parait une approximation assez juste. Il ne saurait exister de critique littéraire sans amour et sans admiration. Sentiments difficiles à concilier avec l’exigence de lucidité et d’impartialité. C’est tout le paradoxe de la critique à propos duquel Oscar Wilde a écrit des pages célèbres et d’une pertinence telle que je ne puis que renvoyer à elles…
Bruno de Cessole - "Le défilé des réfractaires" L’Editeur.
Photo Bruno de Cessole © Pascal Falligot