Ils n’ont rien en commun, si ce n’est ces souvenirs de piqûres. Ils sont fils de gendarmes, filles d’employés de banque ou d’agents municipaux. Ils se souviennent de ces années qui passent, sans qu’il ne se passe rien, puis des premiers symptômes qui apparaissent, des petites chutes, des gestes parfois saccadés. Mais pourquoi s’inquiéter ? Tous disent n’avoir rien compris à l’histoire. Tous ont fait confiance. Tous se souviennent qu’on ne leur a rien dit. Tous ont été victimes dans les années 80 de l’hormone de croissance, dont le procès s’ouvre aujourd’hui au tribunal correctionnel de Paris.
Sur le même sujet
- 1985 : ni principes ni précautions
- Un petit milieu médical très sûr de lui
- EDITORIAL Fautes
- Trois autres procès sanitaires à venir
Ce sont des centaines de malheurs anonymes. 111 morts. Ce sont des «catastrophes en miettes», selon la forte expression de Claude Got, professeur de santé publique, avec des liens invisibles qui les unissent. Ils dessinent, certes, «un scandale de santé publique», mais en font-ils une histoire commune ? C’est la première des injustices, en effet, de mêler, par la faute d’un médicament, l’histoire d’Emmanuelle et celle de Christophe, ou encore de Jérémy.
Emmanuelle «Que pouvais-je dire quand elle me demandait si elle allait mourir ?»
Emmanuelle était belle. Elle a une sœur jumelle, Claire. Et un père employé de banque. Ils habitaient en banlieue parisienne. Elle aurait 28 ans aujourd’hui. Elle est morte le lendemain de Noël 2005. «Elle souffrait d’une insuffisance de thyroïde, raconte son père, «t donc souffrait d’un problème de croissance». Le diagnostic est posé au début des années 80, à l’hôpital de Villeneveuve-Saint-Georges (Essonne) où elle est hospitalisée. On l’adresse à Paris, à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, où travaille le professeur Job. «Il était vital, pour elle, qu’elle prenne de l’hormone de croissance. Ce n’était pas un traitement de confort comme pour d’autres», explique son père.
En janvier 1981, les piqûres d’hormone de croissance commencent. «Jamais on n’a évoqué avec nous le moindre risque. Je me souviens du professeur Job. Il était très intimidant, très sur de lui. Quand on venait en consultation, ma fille devait monter sur une estrade de deux marches et se laisser observer devant une vingtaine de médecins qui la regardait. Une seule fois, le professeur Job m’a parlé de risque. C’était au printemps 1985, quand il y a eu les premiers morts. Il m’a reçu tout seul dans son bureau. Il m’a dit qu’il y avait deux procédés d’extraction de l’hypophyse, mais qu’en France, on avait pris le meilleur, qu’il n’y avait aucune inquiétude à avoir.» Emmanuelle, elle, se pique tous les jours. Emmanuelle qu’on appelle Manue. «Même si je ne culpabilise pas, je supporte mal de penser que c’est moi qui lui ai injecté les produits», lâche son père.
En 1992, quand l’affaire éclate, et que le risque devient palpable, toute la famille espère qu’Emmanuelle est passée à travers. «On s’était rattachée à l’idée qu’il y avait sept ans d’incubation. Elle n’avait rien. Alors…» Emmanuelle a grandi. Elle mesure 1 m 50 1/2. Elle quitte le domicile familial, travaille comme vendeuse dans une animalerie. Les premiers symptômes apparaissent à l’été 2004 : des gestes un peu saccadés, puis des hallucinations, ensuite des difficultés à monter des marches.
«Mon père a voulu attendre le mariage de mon frère pour nous prévenir. Je voyais bien l’état de ma sœur, je faisais des recherches sur Internet tous les soirs. Pas un seul moment j’ai pensé que cela pouvait être cela… Mais elle perdait l’équilibre. Elle ne pouvait plus s’occuper de son appartement. On se relayait tous les soirs pour qu’elle ne soit pas toute seule.»
Claire, sa sœur jumelle, travaille dans la finance. «Surtout, dit-elle, ne me faites pas passer pour la petite sœur triste…» Elle parle par à-coups, comme si tout lui remontait. Et tout lui revient. La colère comme la tendresse.
Claire parle, se retient, tout surnage, à fleur de mots et de souvenirs. «Un jour, elle me dit qu’elle n’aura jamais de famille, ni d’enfants. C’est ce que j’ai envie de dire aux médecins. Oui, je veux qu’ils entendent ce qu’a été la vie pour Manue ! Je ne sais pas s’ils savent ce que c’est quand, à 25 ans, tout s’effondre. Tous les jours, je partais travailler à 5 heures du matin, pour passer voir ma sœur le soir. Un jour, vous la voyez, elle marche ; le lendemain, elle ne marche plus. Un jour, vous la voyez, elle parle ; le soir, elle ne parle plus. C’est ça le plus dur.» A nouveau, Claire se tait. Puis repart. «Moi, c’est le regard de ma sœur… La voir me regarder. Elle savait ce qu’elle avait, et comment tout allait finir… Oui, je veux que les médecins écoutent ça…. Je veux qu’ils entendent le calvaire qu’a vécu ma sœur… Ça m’angoisse, ce procès… Ce qui est insupportable, c’est que l’hormone de croissance l’a fait vivre pendant vingt-cinq ans, et c’est la même qui l’a tuée. Mais le pire, c’est le mensonge. C’est insupportable d’avoir dû lui mentir. Qu’est-ce que je pouvais lui dire quand elle me demandait si elle allait mourir ?»
Jérémy «On y pense tout le temps, l’inquiétude est là dès qu’il a mal à la tête»
Quel rapport entre Emmanuelle et Jérémy qui, lui, est vivant, bien vivant, mais avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Jérémy a en effet reçu des lots à risque. Ils sont plusieurs centaines, comme lui, à avoir reçu des hormones problématiques, et qui, depuis, attendent (1). Mais attendent quoi ? Jérémy n’a aucun symptôme. Peut-être est-il passé à travers…«En 1983, raconte son père, militaire, il ne grandissait pas trop. On est allé voir des spécialistes à Dunkerque. Et ils nous ont dit qu’il ferait, adulte, 1,30 m». Aujourd’hui, Jérémy mesure 1,69 m. Il a 28 ans, un enfant, et travaille dans un labo pharmaceutique.
Jérémy ne veut pas parler. C’est son père, très engagé dans le milieu associatif, qui raconte. «Au début, j’ai milité dans l’association Grandir, qui était une émanation de France Hypophyse. Elle faisait la promotion de l’hormone de croissance. Quand j’ai commencé à poser des questions, on m’a fait comprendre que ce n’était pas le sujet.» En 1997, Jérémy a arrêté, brutalement, son traitement. «Il nous a raconté que, lors d’une consultation, on l’avait déshabillé devant une kyrielle de médecins. Il en avait ras-le-bol.» Depuis? «Vous savez, dit le père, on y pense tout le temps. L’inquiétude est là, dès qu’il a mal à la tête, dès qu’il a du mal à marcher. Tout le temps, c’est dans nos têtes. Nous, on veut que nos enfants soient reconnus comme victime. Avant qu’ils ne soient morts…»
Laurence «Un jour, à table, il n’arrivait plus à porter la fourchette à ses lèvres»
Une sœur, un fils, ou encore un mari. Celui de Laurence. Laurence est petite, solide et se souvient de tout. Elle a tenu un journal. «Quand on s’est rencontrés, en 1995, Christophe m’a vite dit qu’il avait reçu, enfant, de l’hormone de croissance. Il était très inquiet, il avait peur de développer la maladie. Après, comme le temps passait, on se disait que c’était bon». Christophe est dessinateur à la Poste, «et moi étudiante en droit. En 1998, on s’est installés ensemble». Un fils naît, et la jeune famille s’installe dans une maison au nord de Paris. «On a déménagé juste à temps, ce n’est qu’après que les premiers symptômes sont apparus. Des problèmes d’équilibre. On pensait que c’était les genoux. On est allés voir un neurologue, on lui a parlé de l’hormone de croissance, mais il n’y croyait pas, il nous a adressés à un psychiatre.»
Puis to ut s’aggrave. Christophe se cogne contre les murs, Christophe devient plus agressif. «Moi, je croyais qu’il était énervé. Un jour, à table, il n’arrivait plus à porter la fourchette à ses lèvres.» Il est hospitalisé à la Pitié, où le diagnostic est fait. Que faire, que lui dire ? Christophe est dans le couloir. «Avec mes beaux-parents, on a décidé de ne pas lui dire. Les médecins, eux, voulaient lui dire. Mais je crois qu’on a eu raison. Un jour, un médecin lui a demandé s’il voulait savoir quelque chose. Christophe a répondu : "Oui, quand est-ce que je vais remarcher ?"»
Se battre, alors. «J’ai refusé de le laisser à l’hôpital. Mes beaux parents sont venus vivre à la maison pendant deux ans. Et moi, je continuais à faire semblant, et même à y croire. Je me disais que ce n’était peut-être pas cela. Mais un matin, lors d’une consultation à la Pitié, un neurologue, celui là même qui s’était trompé, me dit : "Mais non madame, il a un Creutzfeldt Jakob, et il a dix-huit mois à vivre", puis il est parti. Mon mari me regarde. Et là, c’était épouvantable. Il fallait que je fasse bonne figure.» Laurence passe ses soirées sur Internet. «Je cherchais tout le temps des sites du genre "Comment sauver son mari ?"» Le pire moment ? «Une fois, aux urgences de la Pitié, les gens étaient saouls, s’engueulaient. Il n’y avait pas de place. Ils ont installé Christophe dans la salle des plâtres. J’ai trouvé ce moment inhumain, j’avais honte pour mon mari de l’avoir amené là.»
Christophe est mort le 12 mars 2005. «Le procès ? Je sais qu’il y aura de la colère. Je n’attends pas grand-chose, j’attends que chacune de ces personnes disent : "Oui, j’ai fait des conneries, et je m’excuse." Mais j’angoisse, j’angoisse beaucoup. J’ai beaucoup de haine que j’ai réussi à enfouir, et qui va ressortir. Ça me fait peur.»
(1) Certains d’entre eux se constitueront partie civile à l’ouverture du procès.
Par ÉRIC FAVEREAU - http://www.liberation.fr/