La mort d'un écrivain (ou d'un musicien, d'un cinéaste, etc.) que l'on a aimé, que l'on a fréquenté avec assiduité à un moment donné - et même si ce moment nous semble maintenant lointain, étranger - ne saurait nous laisser indifférent. Hier, samedi, est mort à Santos Lugares, bourgade de la banlieue portègne où il vivait depuis des décennies, l'écrivain argentin Ernesto Sábato, à l'age canonique de 99 ans, et à une petite poignée de mois de son centenaire, qui devait être fêté en grande pompe avec un peu d'avance demain, à l'occasion du salon du livre de Buenos Aires.
Sábato est l'auteur d'une unique trilogie romanesque, dont la publication s'est échelonné tout les 13 ans entre 1948 (Le tunnel) et 1974 (L'ange des ténèbres). L'axe central de cette trilogie, le livre unanimement considéré comme son chef d'œuvre, c'est bien entendus le Héros et tombes de 1961. Je ne saurais oublier l'effet que fit sur moi cette lecture, la découverte, l'émotion, l'enthousiasme juvénile que fut le simple fait de se plonger dans un tel livre. Avec le recul, évidemment, je me demande si aujourd'hui l'engouement serait le même. Probablement pas. Ou peut-être que si. Mais pour le savoir, il faudrait que je le relise, ce que je préfèrerais éviter, tout simplement pour ne pas venir gâcher par une éventuelle déception cru 2011 l'envoutement que fut la découverte de l'univers sabatien cru 2004 (ou peut-être 2005, ou 2003 ?). C'était il n'y a pas si longtemps, certes. Pourtant, entre-temps j'ai beaucoup lu, et c'est inévitable, cela fait une différence. J'ai d'ailleurs particulièrement fréquenté, et continu à le faire, les trottoirs littéraires latino-américains en général, et argentin en particulier. Et il faut dès lors bien reconnaitre qu'aujourd'hui, au sein de mon toujours mouvant panthéon personnel et - comme tout panthéon - nécessairement arbitraire, à la proposition "littérature argentine", là où il y'a quelques années j'aurais braillé, possédé par un enthousiasme sans doute hors de propos, Marelle - Cortazar et Héros et tombes - Sábato, aujourd'hui, du ton nettement plus pondéré de celui qui a - contre vents et marrés - su gagner justement en pondération, je proposerais c'est certains d'autres noms, d'autres livres (Manuel Puig, Juan José Saer, pour citer quelques morts; Sergio Chejfec, Ricardo Piglia, Sergio Bizzio, Hernan Ronsiño, Alan Pauls, pour citer quelques vivants), bref une autre galerie, où il me serait difficile de situer l'œuvre d'un Ernesto Sábato autrement qu'avec une certaine nostalgie. La nostalgie d'un moment de découverte, où certaines portes s'ouvrirent.
La lecture de Héros et tombes fut, tout comme la lecture à la même époque de la Marelle Cortazarienne, une incroyable ouverture de porte. Moi qui jusque là était un lecteur dilettante, capable de passer par des phases de lectures intense puis capable aussi de ne pas ouvrir un livre pendant des mois, à la lecture de ces romans là, je découvrais tout à coup un précipice passionnant, une ouverture où il fallait plonger. Sans Sábato, sans le Cortazar de Marelle, je ne serais probablement pas le lecteur compulsif que je suis aujourd'hui.
Quelque temps plus tard, il y eu un autre duo fondamental, qui allait à la foi redistribuer les cartes, et venir confirmer un intérêt déjà puissant pour la littérature hispano-américaine, je veux parler de la lecture coup sur coup des Détectives sauvages de Bolaño et du Passé d'Alan Pauls. Autre moment magique, autre moment fort. Avec, en plus, la conscience de lire des écrivains contemporains, des livres écrits "ici et maintenant", des livres aussi qui actualisaient le modernisme vieillissant de Marelle, qui bousculaient le romantisme un peu adolescent de Héros et tombe.
Avec le recul, à la lumière d'autres lectures, je ne sais donc pas ce que représenterait pour le "moi-lecteur" de 2011 l'histoire d'amour impossible entre le jeune Martin et l'Alejandra maudite et insaisissable du roman de Sábato. Parcourrais-je avec les mêmes frissons les souterrains du Rapport sur les aveugles ? Lirais-je avec les yeux aussi collé à la page - page que ma tension déchirerait presque - les provocations de l'"infâme" Fernando Vidal Olmos ?
Je n'en sais rien, et au fond peu importe. Ernesto Sábato restera de toute façon placé quelque part, dans un endroit qui est nostalgie bien sûr, mais pas que ça, un endroit qui est aussi gratitude. Sábato, grâce à Héros et tombes, mais grâce aussi à L'ange des ténèbres, restera placé quelque-part, dans l'immense jardin de mes lectures. Et ce quelque part est l'un des multiples lieux de ce que l'on appellera la construction d'une identité, d'une sensibilité, d'une approche du monde et du réel, à laquelle - dans mon cas, comme dans celui j'en suis sûr de beaucoup d'autres - ce grand écrivain argentin qui vient de nous quitter à largement contribué.