Vivant en France et ayant beaucoup débattu avec toutes sortes de Français sur la "question africaine", je suis toujours étonné que certaines affaires qui ressortent au grand jour... étonnent dans l'opinion.
Il en est ainsi des récentes révélations du site Mediapart sur une réunion tenue par des dirigeants de la Fédération Française de Football, réunion au cours de laquelle plusieurs de ces dirigeants auraient tenus des propos visant à déplorer (au moins) la trop grande prégnance de joueurs noirs au sein de l'équipe nationale de France.
A vrai dire, j'admire la démocratie française qui arrive encore à faire de ce genre de banalité des scandales (une opinion publique qui se scandalise est une opinion vivante et active). Pour ma part, il y a belle lurette que je sais cette vérité toute simple : au-delà de Le Pen et de Frêche, la remarque sur la couleur dominante de l'Equipe de France est une invitée habituelle de la plupart des repas de famille. Car le Français moyen est raciste.
Non pas d'un racisme idéologique (une minorité seulement professe un racisme construit, argumenté et revendiqué), mais ce "racisme ordinaire" que les sociologues connaissent bien. De la bouche de personnes absolument sympatiques, parfois de personnes très proches, j'ai souvent été ahuri d'entendre, soudain, au détour d'une conversation, une phrase qui, si on l'isole, relève de ce terme que d'ailleurs une partie de l'opinion s'emploie à vider de son sens.
Ces propos ne sont que l'écume d'un corpus identitaire commun à tous les Français, et qui s'est construit au cours de l'histoire longue. La rencontre entre la France et l'Afrique s'est faite par trois canaux : L'intérêt économique, l'impérialisme politique et l'évangélisation. De ces trois canaux, aucun ne pouvait conduire à la mise en place de relations fondées sur l'égalité et le respect mutuel.
La domination économique, culturelle et spirituelle de la France sur les pays francophones d'Afrique s'est manifestée, au cours de l'histoire, par des phénomènes comme la colonisation, le pillage néo-colonial (cf la Françafrique) et, aujourd'hui, le couple antagoniste compassionisme des uns vs xénophobie des autres.
Voilà pourquoi, pour le Français moyen, l'Africain est soit un assisté, soit un dominé, dans tous les cas, celui que l'on méprise ou celui que l'on plaint, selon le tempérament de chacun. Très rarement celui que l'on considère comme un égal.
A vrai dire, l'Afrique est loin d'être au centre des pensées des Français. Elle est restée une terre exotique et lointaine, et, malheureusement, ceux qui s'en préoccupent le font toujours pour de mauvaises raisons : soit ils dénoncent l'immigration "massive", soit ils "veulent aider". Personnellement, je cherche toujours l'interlocuteur à qui je pourrai parler de l'Afrique sans que, au bout de 10 minutes, nous ne nous retrouvions à disserter soit sur l'immigration, soit sur les "problèmes". Voir à ce propos mon article sur le "14 juillet africain" de l'été dernier.
Je parle du "Français moyen", mais il ne s'agit nullement d'une moyenne ethnologique, car toute la France regarde l'Afrique de ce regard schizophrène, où se lisent en filigrane l'arrogance et la culpabilité du vainqueur d'hier et d'aujourd'hui.
Les dirigeants politiques (des "bruits et odeurs" à "l'Homme africain pas encore entré dans l'hisotoire"), la presse, les entreprises, les "humanitaires", les savants, toutes les personnes que j'ai rencontrées ou que j'ai eu l'occasion d'écouter en France portent sur l'Afrique ce fameux regard, qui est selon les cas celui de l'oncle Picsou ou celui de Mère Teresa.
Alors, le discours tenu notamment par Laurent Blanc ne m'étonne guère, et je suis persuadé que Mediapart n'a saisi que la pointe émergée d'un énorme iceberg. Les réactions sont diverses : la plupart des dirigeants "couvrent" leurs camarades ; la presse exploite le buzz au maximum, d'autant que la France se trouve en pleine tourmente identitaire depuis 2002 ; sur les forums, les réactions xénophobes sont clairement majoritaires, comme c'est le cas depuis plusieurs mois. Non seulement on approuve les propos sur les "Blacks", mais en plus on les légitime, car dans la France contemporaine le discours raciste s'est paré des atours de la subversion et revendique l'étendard de la liberté de parole !
Pour ma part, je sais très bien que Laurent Blanc ressemble aux Français que je rencontre tous les jours : sans aucune intention de méchanceté, il ne regarde pas ses joueurs noirs d'un oeil anodin, quoi qu'il puisse en dire. Il établit une association automatique entre le type physique "costaud et puissant" et les Noirs, ce qui relève du stéréotype. Il lèverait pourtant les bras au ciel si on lui disait que ce stéréotype est l'antichambre du racisme.
Il va nier avec vigueur toute intention pour lui d'insulter un groupe entier de personnes. Pourtant, il établit une autre relation entre "absence d'intelligence de jeu" et "profil costaud et puissant", ce qui relève du préjugé. Or, le préjugé découle nécessairement du stéréotype et constitue la deuxième marche descendante du racisme.
L'étape suivante, c'est le passage à l'acte. Or, comme je l'ai vu avant tout le monde, ce passage à l'acte est en cours : voir mes articles "Blanchir les Bleus" et "Des Bleus plus blancs".
Maintenant, le fond de la question, le voici : en quoi cela pose-t-il problème que la majorité de l'équipe de France soit constituée de joueurs de telle ou telle origine ?
Si l'on trouve que cette domination catégorielle pose problème, la nation devrait se saisir du débat et l'élargir à toutes les autres sphères représentatives de la France : les conseils d'administration des entreprises à capitaux d'Etat, l'Assemblée Nationale, le Sénat, le Gouvernement, les Grandes Ecoles, la haute hiérarchie militaire, le corps préfectoral, et (tiens tiens), le corps arbitral et l'encadrement des équipes nationales de football.
Chiche ?
L'autre question soulevée par Laurent Blanc, le bien nommé, est celle de la "fuite des jambes habiles." En gros, l'ingratitude des joueurs d'origine étrangère formés dans le giron français et qui choisissent ensuite d'aller défendre les couleurs d'autres pays.
Même si la formulation semble généraliste, le viseur est pointé vers le Maghreb et l'Afrique Noire, ces terres de domination française. Je me souviens des propos de Bernard Laporte à la sortie d'un match France-Tunisie pendant lequel la Marseillaise avait été sifflée (par des Français d'origine tunisienne, mais Français tout de même). Au lieu de s'interroger sur cette haine d'une partie de la France pour les symboles nationaux (car là se trouve la vraie question, celle de l'intégration et de l'ascenceur social bloqué), le ministre avait tenu des propos amers sur "ces pays là qui sont pourtant des pays que nous aidons." De la même façon, chaque épisode de révolte de jeunes Français des quartiers pauvres se traduit généralement par une nouvelle loi sur l'immigration (!), ce qui rélève bien la xénophobie du pouvoir actuel en France, qui ne fait que surfer sur une tendance lourde dans la société.
Pourtant...
La France n'a pas hésité à recruter David Trezeguet, argentin de grand-père français. Elle a fait le forcing (sans succès) pour appeler Higuain, un autre argentin, né à Brest, chez les Bleus. Je ne m'amuserai pas à compter le nombre de joueurs de football, de tennis, tous les sportifs, les artistes, les soldats, les prêtres, les médecins et tous les autres travailleurs qui, venus d'Afrique, ont contribué et contribuent tous les jours à la grandeur de la France.
Ce pays a profité et continue largement de profiter des richesses naturelles de l'Afrique : uranium nigérien, pétrole gabonais, forêts d'Afrique centrale, phosphates togolais, etc. Elle a mis en place, en 2007, une politique dite d'immigration choisie, qui lui permet de faire venir des étrangers hautement qualifiés et formés à prix d'or dans leurs pays, pour les mettre au service de son développement.
Cette même France, qui devrait plus que d'autres vanter les bienfaits des échanges, des croisements, du partage, perd la tête dès qu'il s'agit de l'Afrique et des Noirs, un terme qui pose tellement problème à la conscience française qu'il en est devenu tabou : on l'édulcore par l'anglais "blacks". Etonnante acrobatie mentale au demeurant, qui ne révèle pas l'illusoire gentillesse du mot "black", mais la hideuse noirceur des intentions de celui qui n'ose pas dire "les Noirs", car, nul ne se mentant à lui-même, il sait ce qu'il pense des Noirs.
C'est ce "blacks" qui à mon avis trahit Laurent Blanc, car il révèle une prudence de langage qui ne peut s'expliquer que par une mauvaise intention sous-jacente. En effet, l'ancien coéquipier de Thuram, Zidane et Dessailly aurait pu simplement demander à sa DTN d'infléchir sa politique de formation afin de donner une place à des profils plus petits et plus légers. L'ennui, c'est qu'il est allé plus loin que cela, et qu'il a associé dans un premier temps les profils grands et costaud aux "Blacks", et ensuite à un manque d'intelligence dans le jeu.
De ce point de vue, ses paroles sont racistes. Mais le pire n'est pas cela (quoique ce soit déjà pas mal). Le pire, c'est que ceux qui prennent sa défense disent en substance : "c'est vrai, quoi, les costauds, baraqués et rapides, ce sont les "Blacks", en pensant émettre une vérité. Comme argument, on a la fameuse parabole du 100 mètres olympique dans lequel on ne trouve que des Noirs (ou quasiment). Comme si ces athlètes n'étaient pas le produit d'un milieu social qui trie, regroupe, freine, ferme des portes, exclut, ne laissant souvent que cette chance-là à certaines populations.
La doxa, jusqu'ici, était de laisser ces domaines aux "blacks", ce qui permettait de s'acheter une conscience suffisamment blindée pour pouvoir les discriminer dans tous les autres domaines. Il semble que l'actualité soit à une reprise en main : en effet, le sport de haut niveau enrichit considérablement ceux qui y réussissent, et une certaine France en a assez de voir arriver au sommet de la fortune des gamins de banlieue.
Lors des événements de Knysna, il est symbolique de voir que c'est Jean-Louis Valentin, un administrateur sorti de l'ENA et employé par la FFF, qui jeta l'éponge le premier, démissionnant de façon tonitruante. Laurent Blanc n'est pas forcément membre de ce complot, mais il contribue à cette reprise en main par son amalgame entre "profil costauds et puissant" et les "Blacks" d'une part, et par son association entre les mêmes profils et l'absence d'intelligence de jeu.
Sur un plan purement sportif, il se trompe d'ailleurs complètement. Les exemples d'Iniesta, Xavi et Messi semblent lui avoir tourné la cervelle, mis il faudrait qu'il se souvienne que Weah, Zidane, Pelé, Ibrahimovich et quelques autres ne sont pas des freluquets, ce qui ne les empêche pas de faire preuve d'une maîtrise technique et d'une intelligence de jeu reconnues par tous. Quant à Eto'o, Nasri, Henry et quelques autres encore, ils ne sont ni des armoires à glace, ni des joueurs maladroits, ni exactement des aryens pur teint.
En fait, les propos de Blanc ne révèlent pas seulement un racisme affleurant, mais aussi une profonde incompétence, ce qui est doublement grave.