Le prévoyant

Publié le 01 mai 2011 par Jlhuss

Chaque soir, quand l’aigle du châtiment regagnait son aire, le bec encore sanglant d’avoir plongé au flanc du supplicié, Prométhée le fils du Ciel trouvait encore dans ses souffrances la force de maudire Zeus : « Chien de l’Olympe, que ton père Cronos ne t’a-t-il avalé comme le reste de l’engeance, au lieu de la pierre que tu ne vaux pas ! Que ne vous a-t-il tous mastiqués, digérés, déféqués, au lieu de vous régurgiter vifs, vomique à pourrir le monde ! »

Les vociférations du condamné ne touchaient pas le nouveau pouvoir, très pris par les réformes. Elles n’atteignaient pas plus les régions basses où s’agitaient les hommes, et s’il s’en fût trouvé un seul pour entendre les cris tombés du Caucase, on doute qu’il eût mobilisé les foules au secours d’un réprouvé si solitaire. Ignoraient-ils pourtant, les hommes, qu’au Titan rebelle  ils devaient le petit serpent rouge qui réchauffe les membres, cuit les viandes, forge les armes, éloigne les ennemis ? Ignoraient-ils qu’avant le feu ils lui devaient leur chair même, cette glaise modelée à la verticale pour mieux voir le soleil,  ces mains pour saisir, et cette conscience en germe pour un jour lui rendre grâce ?

« Héphaïstos, nabot aux ordres, éructait Prométhée, pour un peu de feu que je t’ai pris, tu as forgé ma chaîne en ricanant, et tu jappes, servile caniche, aux basques de l’Usurpateur. Vil boiteux, puisses-tu glisser demain dans ton propre bouillon, fondre comme un clou tordu dans ton fourneau !… Atlas, ô mon frère avili, désobéis enfin, assieds-toi, lâche la voûte, et qu’elle  écrase la terre ! »

Mais un soir, au lieu d’enfoncer aussitôt son bec dans la plaie vive, l’oiseau du supplice, plus instruit qu’on ne pouvait le croire, se campe, se rengorge, et fixant Prométhée droit dans les yeux : « Tu nous fatigues, fils d’Ouranos. Tais-toi. Les monts n’en peuvent plus de tes plaintes. Ravale ton mythe menteur et ton étymologie d’antiphrase : le “prévoyant”, c’est Zeus et non Prométhée. Donner le feu aux hommes !  C’est le cerveau et non le foie que je devrais te dévorer. Du feu aux hommes ! Il est pourtant clair que ces gnomes en feront bientôt des flèches et des ogives, des canots et des sous-marins, des houes et des bulldozers, des canifs et des scalpels, des ciments et des acides. Tu appelles de tes vœux la fin du monde ? Rassure-toi, elle vient. Elle vient par ceux-là mêmes que tu as follement promus  : elle vient par l’intelligence ».

Or ces mots torturèrent Prométhée en son âme plus que le bec de l’oiseau rapace en son flanc. Quand Héraclès, le premier des Schwarzenegger, vint enfin le délivrer, il n’était plus que l’ombre d’une ombre, en oublia même de dire merci, disparut dans les espaces, on ne sait pas du tout ce qu’il est devenu.

Il faudrait le retrouver, lui dire un mot de reconnaissance quand même, au moins pour quatre ou cinq merveilles de civilisation comme le sonnet, la greffe d’organes, le parti socialiste ou le gratin dauphinois.

Arion