La situation française s'insère dans un contexte européen et occidental de droitisation accrue. Partout en Europe, les droites et les droites extrêmes progressent : FPÖ en Autriche, Ligue du Nord et Peuple des libertés en Italie, Démocrates de Suède, Vrais Finlandais, etc. Le phénomène est nourri de paniques morales, c'est-à-dire de réactions souvent disproportionnées de la majorité face à des conduites minoritaires jugées déviantes, auxquelles s'ajoute une peur déjà existante du déclassement personnel. Elles sont souvent liées à l'immigration et accentuent la crise morale des sociétés occidentales. Il est d'ailleurs symptomatique que la gauche, prise entre deux feux, n'ait pas réagi plus énergiquement, se contentant de molles protestations de principe.
Le problème de la droitisation vient néanmoins de plus loin. Historiquement, il puise ses racines dans les débats intellectuels de la fin des années 1970. La droitisation intellectuelle est liée à l'importation en Europe du modèle néoconservateur né une décennie plus tôt aux Etats-Unis. Rappelons d'ailleurs que deux des principaux agents européens de la droitisation idéologique sont Giulio Tremonti, ministre berlusconien et ancien du Parti socialiste italien (PSI) et Thilo Sarrazin, le très islamophobe auteur en 2010 du livre Deutschland schafft sich ab ("L'Allemagne court à sa perte"), vendu à plus d'un million d'exemplaires, et membre du SPD. A n'en pas douter, le coeur du réacteur de la droitisation se situe à gauche.
Un imaginaire droitier s'est très tôt forgé dans nos élites, en particulier grâce aux "nouveaux philosophes", qui ont porté deux idées-forces dans le débat public : l'invalidation intellectuelle du projet d'union de la gauche (portant la transition au socialisme) au nom de l'"antitotalitarisme", et l'invention de la "gauche Reagan", mise en scène en 1984 lors de l'émission "Vive la crise !" présentée par Yves Montand, accompagnée d'un supplément du quotidien Libération et porteuse d'une politique de désinflation compétitive dans les années 1990 qui a cassé le lien avec les classes populaires.
Après 2003, la structuration intellectuelle de la droitisation a été assurée par Le Meilleur des mondes. Cette revue s'est chargée de définir un "ennemi" caricaturé sous le vocable d'"islamo-gauchiste" et s'est efforcée de donner cohérence à une vision "dextriste" du monde. Focalisation sur le concept de terrorisme, auquel on déclare la guerre, et dénonciation des impasses théoriques de la gauche sont les clés de la pensée de ceux que l'on peut qualifier à bon droit de néoconservateurs français, vu leur proximité revendiquée avec les néoconservateurs américains.
L'hégémonie culturelle dextriste ne serait pas ce qu'elle est si elle n'était pas d'abord partie de gauche et si le processus qui la porte n'était pas déjà ancien, remontant à une période allant de 1977 à 1984. Est-ce fondamentalement un hasard si André Glucksmann se trouvait au meeting de Bercy du candidat Sarkozy en avril 2007 ? C'est donc là qu'il faut chercher les prémices de la droitisation française.
Dans ce contexte intellectuel, la machine médiatique recycle ce qu'elle peut, comme cet acteur qui clame que "depuis Pétain la France est toujours capable de basculer". Or, l'antiracisme incantatoire fonctionne à plein, tout en restant d'une inefficacité totale. La référence aux années 1930 et la "reductio ad Hitlerum" (réduction à l'hitlérisme) ne convainquent plus personne. Le concept de "cordon sanitaire" n'est pas opérant non plus parce qu'il fait l'impasse sur la capacité du FN à se légitimer par des idées venues de tout le champ politique.
Aux paniques morales répond, dans le champ médiatique, le "dérapage". Constatons que le dérapage est rentable : plus d'auditeurs, de téléspectateurs, de lecteurs... Face à ce déluge de "petites phrases dérapantes", il faut raison garder, relativiser l'impact d'un animal médiatique comme Robert Ménard, et surtout se défier de penser que celui-ci, avec Elisabeth Lévy, Eric Zemmour et quelques autres, forme un tout cohérent et un collectif solidaire.
On peut certes émettre bien des critiques au numéro du magazine Causeur, dirigé par Elisabeth Lévy, et consacré à "La peste blonde" (Marine Le Pen) en janvier. On peut objecter une carence d'analyse sociologique manifeste et nourrir une critique intellectuelle sévère, mais pas instruire un procès politique, parce que celui-ci, en plus d'être erroné, serait inefficace.
Ce ne sont pas ces "serials chroniqueurs" qui orientent les voix des électeurs. Leurs dérapages sont plus le reflet des paniques morales qui agitent le pays que des actes politiques structurant la base idéologique de celui-ci.
Les actes politiques structurant l'imaginaire collectif français sont venus bien avant et sont liés à l'histoire de la gauche depuis une trentaine d'années : les néo-réacs ne sont que les pauvres, au sens mitterrandien du terme, des néoconservateurs.
L'hégémonie culturelle des droites peut-elle être défaite ? Oui, à condition de bâtir une alternative à cet imaginaire collectif aussi puissant, ce qui nécessite certes d'apporter des solutions économiques et sociales, mais également de comprendre qu'une victoire politique et électorale exige la prise en compte des dimensions culturelles et identitaires.
Il reste à accomplir une petite révolution copernicienne à la gauche...
Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, Le Monde, 30 avril 2011