Nul doute que la société japonaise change : je l’ai vu en 15 ans. Il suffit de revoir par exemple le film d’Ozu, « Le goût du saké » qui date de 1962, pour constater que ce changement n’est pas nouveau mais constant, avec le monde.
Les traditions des années cinquante subsistent, mais la jeunesse joue avec. Si le pantalon noir des garçons ne peut avoir pour seule fantaisie que d’être parfois « taille basse », à la mode, la chemise blanche se porte sous toutes ses formes : avec ou sans tee-shirt, avec ou sans cravate, le col ouvert d’un bouton discret ou débraillé jusqu’à quatre.
Un gavroche à visière a la chemise sortie du pantalon. C’est un moyen pour lui d’affirmer son identité à l’intérieur des uniformes. Aujourd’hui, les normes officielles sont relâchées et le « déviant » est accepté officiellement (ce qui veut dire par le gouvernement et par les professeurs, sous la pression de la société). Mais dans certaines limites : pas question de cheveux jaunes ou de téléphones portables, ni de chaînes au cou à l’école, ni le droit de porter autre chose que les éléments indispensables de l’uniforme, chemise blanche et pantalon noir ou jupette pour les filles. La cravate, en revanche, n’est pas exigée. Elle l’est même tellement peu que le boutonnage de la chemise des garçons est laissé à l’appréciation du climat et des hormones. Ou de la mode américaine du décolleté pour laisser admirer son teint de pêche et sa peau de bébé. Les Asiatiques sont à l’aise dans cette norme de l’éphèbe : bronzé naturellement et sans poils. Le stoïcisme d’être peu vêtu dans le frais ou sous la pluie est apprécié au Japon, trait culturel de « virilité ». Le Franciscain portugais Luis Frois, qui a vécu plus de 30 ans dans le pays au XVIe siècle, constatait déjà que les enfants « d’Europe sont élevés avec beaucoup de câlins et de douceur, de la bonne nourriture et de bons vêtements ; ceux du Japon à moitié nus et presque privés de tendresse et d’attentions » (Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993). Les filles sont toujours habillées de façon plus stricte, plus « tenues » par une société qui reste machiste, mais elles aiment aussi « souffrir » et « transpirer » comme les garçons, selon les valeurs de discipline japonaise. Midori, la petite amie du héros de « La ballade de l’impossible » de l’écrivain Haruki Murakami (1987), explique pourquoi elle a eu le tableau d’honneur à l’école : « justement parce que je détestais cette école à en mourir. C’est pour cela que je n’ai jamais manqué. Je ne voulais pas m’avouer vaincue. Je me suis dit que ce serait la fin si j’abandonnais. » (p.97) Serrer les dents, voilà du stoïcisme moins physique que rester en chemise sous la pluie, mais non moins révélateur d’un trait de la personnalité japonaise, valable pour les deux sexes. Ce qui n’empêche pas les filles d’avoir des gestes que les garçons n’auront jamais, même les mignons efféminés. La conscience des limites existe ici plus qu’ailleurs. Aujourd’hui, les jupettes plissées noires des collégiennes ne tolèrent aucune fantaisie, le corsage blanc ne dégage pas le cou mais reste noué par un lacet. Elles portent de grosses chaussettes dont le noir tente d’amincir leurs mollets arqués peu esthétiques. Ces jambes arquées, que les garçons n’ont pas, seraient dues à la position assise, socialement seule acceptable pour les filles : à genoux. Les garçons peuvent s’asseoir en tailleur, le sexe toujours protégé de short ou pantalon – pas les filles, dont la jupe reste ouverte. D’où cette déformation des jambes. Sorties de l’âge ingrat, nettement plus sévère au Japon pour les filles que pour les garçons (c’est l’inverse en Angleterre), les jeunes femmes peuvent être très belles,. Vers 17 ou 18 ans elles arborent le corps souple d’une liane et les traits fins. d’une miniature d’ivoire Elles sont souvent séduisantes dans leur façon de parler et de s’intéresser à vous, comme la jeune aubergiste de Dorogawa qui a flirté quelques minutes avec chacun des mâles du voyage – ou presque.Ozu, Le goût du saké, DVD
Haruki Murakami, La ballade de l’impossible (1987), Points Seuil
Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993