Nantes, le 25 juin 1837.
Rien de plus désagréable en France que le moment où le bateau à vapeur arrive: chacun veut saisir sa malle ou ses paquets, et renverse sans miséricorde la montagne d'effets de tous genres élevée sur le pont. Tout le monde a de l'humeur, et tout le monde est grossier.
Ma pauvreté m'a sauvé de cet embarras: j'ai pris mon sac de nuit sous le bras, et j'ai été un des premiers à passer la planche qui m'a mis sur le pavé de Nantes. Je n'avais pas fait vingt pas à la suite de l'homme qui portait ma valise, que j'ai reconnu une grande ville. Nous côtoyions une belle grille qui sert de clôture au jardin situé sur le quai, devant la Bourse. Nous avons monté la rue qui conduit à la salle de spectacle. Les boutiques, quoique fermées pour la plupart, à neuf heures qu'il était alors, ont la plus belle apparence; quelques boutiques de bijouterie éclairées rappellent les beaux magasins de la rue Vivienne. Quelle différence, grand Dieu! avec les sales chandelles qui éclairent les sales boutiques de Tours, de Bourges, et de la plupart des villes de l'intérieur! Ce retour dans le monde civilisé me rend toute ma philosophie, un peu altérée, je l'avoue, par le froid au mois de juin, et par le bain forcé de deux heures auquel j'ai été soumis ce matin. D'ailleurs le plaisir des yeux ne m'a point distrait des maux du corps. Je m'attendais à quelque chose de comparable, sinon aux bords du Rhin à Coblentz, du moins à ces collines boisées des environs de Villequier ou de la Meilleraye sur la Seine. Je n'ai trouvé que des îles verdoyantes et de vastes prairies entourées de saules. La réputation qu'on a faite à la Loire montre bien le manque de goût pour les beautés de la nature, qui caractérise le Français de l'ancien régime, l'homme d'esprit comme Voltaire ou La Bruyère. Ce n'est guère que dans l'émigration, à Hartwell ou à Dresde, qu'on a ouvert les yeux aux beautés de ce genre. J'ai ouï M. Le duc de M… parler fort bien de la manière d'arranger Compiègne.
Je suis logé dans un hôtel magnifique, et j'ai une belle chambre qui donne sur la place Graslin, où se trouve aussi la salle de spectacle. Cinq ou six rues arrivent à cette jolie petite place, qui serait remarquable même à Paris.
Je cours au spectacle, j'arrive au moment où Bouffé finissait le _Pauvre Jacques_. En voyant Bouffé, j'ai cru être de retour à Paris; Bouffé, de bien loin, à mes yeux, le premier acteur de notre théâtre. Il est l'homme de ses rôles, et ses rôles ne sont pas lui. Vernet a sans doute du naturel et de la vérité, mais c'est toujours le même nigaud naïf qui nous intéresse à lui par son caractère ouvert et par sa franchise. A mesure que ces qualités deviennent plus impossibles dans le monde, on aime davantage à les retrouver au théâtre.
Le _Pauvre Jacques_ est une bien pauvre pièce; mais ce soir, dans le dialogue du père avec la fille, je trouvais le motif d'un duo que Pergolèse aurait pu écrire; il écraserait tous les compositeurs actuels, même Rossini. Il faudrait quelque chose de plus profond que le quartetto de _Bianca e Faliero_ (c'est le chef-d'oeuvre d'un homme d'esprit faisant de la sensibilité). Les acteurs des Français, quand ils marchent sur les planches, me font l'effet de gens de fort bonne compagnie et de manières très distinguées, mais que le hasard a entièrement privés d'esprit. Chez eux, l'on se sent envahi peu à peu par un secret ennui que l'on ne sait d'abord à quoi attribuer. En y réfléchissant, on s'aperçoit que mademoiselle Mars, leur modèle à tous, ne saurait exprimer aucun mouvement un peu vif de l'âme, il ne lui est possible que de vous donner la vision d'une femme de très bonne compagnie. Par moments, elle veut bien faire les gestes d'une folle, mais en ayant soin de vous avertir, par un petit regard fin, qu'elle ne veut point perdre à vos yeux toute sa supériorité personnelle sur le rôle qu'elle joue.
Quelle dose de vérité faut-il admettre dans les beaux-arts? Grande question. La cour de Louis XV nous avait portés à échanger la vérité contre l'élégance, ou plutôt contre la distinction: nous sommes arrivés à l'abbé Delille, le tiers des mots de la langue ne pouvaient plus être prononcés au théâtre; de là nous avons sauté à Walter Scott et à Béranger.
Si Amalia Bettini et Domeniconi, ces grands acteurs de l'Italie, pouvaient jouer en français, Paris serait bien étonné. Je pense que, pour se venger, il les sifflerait. Puis quelqu'un découvrirait que l'on reconnaît à chaque pas dans les salons les caractères qu'ils ont représentés au théâtre.
J'étais tellement captivé par la façon dont Bouffé faisait valoir cette méchante pièce du _Pauvre Jacques_, que j'ai oublié de regarder l'apparence de la société bretonne. La salle était comble.
Ce n'est qu'en sortant que je me suis rappelé la physionomie de mademoiselle de Saint-Yves de l'_Ingénu_: une jeune Bretonne aux yeux noirs et à l'air, non pas résolu, mais courageux, qui sortait d'une loge de rez-de-chaussée et a donné le bras à son père, a représenté à mes yeux les héroïnes de la Vendée. Je déteste l'action de se réunir à l'étranger pour faire triompher son parti; mais cette erreur est pardonnable chez des paysans, et quand elle dure peu. J'admire de toute mon âme plusieurs traits de dévouement et de courage qui illustrèrent la Vendée. J'admire ces pauvres paysans versant leur sang pour qu'il y eût à Paris des abbés commendataires, jouissant du revenu de trois ou quatre grosses abbayes situées dans leur province, tandis qu'eux mangeaient des galettes de _sarrasin_.
On pense bien que je n'ai pas écrit hier soir toutes ces pages de mon journal, j'étais mort de fatigue en revenant du spectacle et du café à minuit et demi.
Ce matin, dès six heures, j'ai été réveillé par tous les habits de la maison que les domestiques battaient devant ma porte à grands coups de baguette, et en sifflant à tue-tête. Je m'étais cependant logé au second, dans l'espoir d'éviter le tapage. Mais les provinciaux sont toujours les mêmes; c'est en vain qu'on espère leur échapper. Ma chambre a des meubles magnifiques, je la paye trois francs par jour; mais, dès six heures du matin, on m'éveille de la façon la plus barbare. Comme en sortant je disais au premier valet de chambre, d'un air fort doux, que peut-être l'on pourrait avoir une pièce au rez-de-chaussée pour battre les habits, il m'a fait des yeux atroces et n'a pas répondu, et, en vrai Français, il m'en voudra toute sa vie de ce qu'il n'a rien trouvé à me dire.
Heureusement notre correspondant de cette ville est un ancien Vendéen; c'est encore un soldat, et ce n'est point un marchand. Il a vu le brave Cathelineau, pour lequel j'avoue que j'ai un faible; il m'a dit que le portrait lithographié que je venais d'acheter ne lui ressemble en aucune façon. C'est avec beaucoup de plaisir que j'ai accepté son invitation à dîner pour ce soir.
Plein de ces idées de guerre civile, à peine mes affaires expédiées, je suis allé voir la cachette de madame la duchesse de Berry: c'est dans une maison près de la citadelle. Il est étonnant qu'on n'ait pas trouvé plus tôt l'héroïque princesse; il suffisait de mesurer la maison par-dehors et par-dedans, comme les soldats français le faisaient à Moscou pour trouver les cachettes. Sur plusieurs parties de la forteresse, j'ai remarqué des croix de Lorraine.
Je suis monté à la promenade qui est tout près, et qui domine la citadelle et le cours de la Loire. Le coup d'oeil est assez bien. Assis sur un banc voisin du grand escalier qui descend vers la Loire, je me rappelais les incidents de la longue prison que subit en ce lieu le fameux cardinal de Retz, l'homme de France qui, à tout prendre, a eu le plus d'esprit. On ne sent pas comme chez Voltaire des idées courtes, et il ose dire les choses difficiles à exprimer.
Je me rappelais son projet d'enlever sa cousine, la belle Marguerite de Retz: il voulait passer avec elle en Hollande, qui était alors le lieu de refuge contre le pouvoir absolu du roi de France. « Mademoiselle de Retz avait les plus beaux yeux du monde, dit le cardinal (1) [1. Page 17, édition Michaud, 1837.]; mais ils n'étaient jamais si beaux que quand ils mouraient, et je n'en ai jamais vu à qui la langueur donnât tant de grâces. Un jour que nous dînions ensemble chez une dame du pays, en se regardant dans un miroir qui était dans la ruelle, elle montra tout ce que la morbidezza des Italiennes a de plus tendre, de plus animé et de plus touchant. Mais par malheur elle ne prit pas garde que Palluau, qui a été depuis le maréchal de Clérambault, était au point de vue du miroir », etc.
Ce regard si tendre observé par un homme d'esprit donna des soupçons si décisifs, _car ce regard ne pouvait pas être un original_, que le père du futur cardinal se hâta de l'enlever et le ramena à Paris.
J'ai passé deux heures sur cette colline. Il y a là plusieurs rangs d'arbres et des statues au-dessous de la critique. Dans le bas, vers la Loire, j'ai remarqué deux ou trois maisons qu'une ville aussi riche et aussi belle que Nantes n'aurait pas dû laisser bâtir. Mais les échevins qui administrent nos villes ne sont pas forts pour le _beau_, voyez ce qu'ils laissent faire sur le boulevard à Paris! En Allemagne, les plus petites villes présentent des aspects charmants; elles sont ornées de façon à faire envie au meilleur architecte, et cela sans murs, sans constructions, sans dépenses extraordinaires, uniquement avec du soleil et des arbres: c'est que les Allemands ont de l'âme. Leur peinture par M. Cornélius n'est pas bonne, mais ils la sentent avec enthousiasme; pour nous, nous tâchons de comprendre la nôtre à grand renfort d'esprit.
Les arbres de 1a promenade de Nantes sont chétifs; on voit que la terre ne vaut rien. Je vais écrire une idée qui ferait une belle horreur aux échevins de Nantes, si jamais elle passait sous leurs yeux. Ouvrir de grandes tranchées de dix pieds de profondeur dans les contre-allées de leur promenade, et les remplir avec d'excellent terreau noir que l'on irait chercher sur les bords de la Loire.
Le long de cette promenade, au levant, règne une file de maisons qui pourraient bien être tout à fait à la mode pour l'aristocratie du pays: elles réunissent les deux grandes conditions, elles sont nobles et tristes. Elles ont d'ailleurs le meilleur air dans le sens physique du mot. J'ai suivi l'allée d'arbres jusqu'à l'extrémité opposée à la Loire, je suis arrivé à une petite rivière large comme la main, sur laquelle il y avait un bateau à vapeur en fonctions. On m'a dit que cette rivière s'appelait l'_Erdre_: j'en suis ravi; voilà une rime pour le mot _perdre_, que l'on nous disait au collège n'en point avoir.
Lire la suite : http://abu.cnam.fr/cgi-bin/go?bretagne1,21,40
Texte produit par Daniel Durosay ([email protected])